14 avril 2020.
Par Michel Héry et Marc Malenfer.
Avertissement
Cet article a été écrit par des prospectivistes. La prospective n’est pas de la prévision. Son objectif est d’imaginer des futurs possibles afin d’identifier les moteurs des changements à venir pour aider les décideurs à prendre les mesures adéquates. Au-delà des décideurs, les travaux de prospective peuvent aussi alimenter le débat public. Le domaine d’activité des auteurs de cet article est la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles. Ils ne sont pas spécialistes des crises sanitaires. A la demande de la revue, ils ont choisi d’exposer les principaux résultats de leurs travaux récents consacrés aux évolutions possibles de l’organisation du travail(1) en les adaptant à un contexte de crise épidémique ou post-épidémique. Pour faciliter la lecture, c’est une forme scénarisée qui a été retenue. Comme indiqué précédemment, l’essentiel reste cependant l’invitation à ouvrir un débat public sur les principaux thèmes abordés indépendamment de la crise sanitaire, puisque, par définition, rien de ce qui est écrit ici n’adviendra comme tel…
(1) Trois études : Utilisation des robots d’assistance physique à l’horizon 2030 en France, Travailler en bonne santé en 2040 et Plateformisation 2027. Disponible à : http://www.inrs.fr/inrs/prospective-quel-travail-demain.html
Une atmosphère de crise sanitaire permanente
En ce début d’année 2029, les pronostics vont bon train : retour du H1N1 ou retour du SARS-CoV ? Une réapparition sous une forme déjà connue ou une mutation ? Et où ? Apparition d’un nouveau virus ? Ou peut-être une année de répit marquée en outre par la découverte d’un nouveau médicament ? Ces questions sont toujours importantes, mais ne sont plus cruciales. Depuis 2020, bien du chemin a été parcouru : dépistages, vaccins, mesures de prévention font partie de la vie quotidienne. Car ce qui n’a pas changé, ce sont la contagiosité toujours forte de ces virus et leur létalité toujours significative. Confrontées à plusieurs crises épidémiques sur son territoire et à des ruptures d‘approvisionnement médicaments, biens de consommation, etc.) auprès de ses fournisseurs à l’échelle planétaire, la France, comme la plupart des pays développés a pris l’habitude de vivre dans un état d’alerte sanitaire permanent. Elle a dû adapter la vie de ses citoyens et le fonctionnement de son économie aux aléas et aux incertitudes qui sont liées.
Une organisation de la production qui s’est adaptée
La décision la plus évidente a été de relocaliser les activités stratégiques, indispensables à un fonctionnement a minima de la société. Ce sont bien sûr les activités liées à la santé, dont la part a fortement augmenté dans le Produit intérieur brut (PIB), qui ont été concernées en premier lieu : une part significative de la fabrication de l’instrumentation médicale, des médicaments, des équipements de protection individuels et collective est désormais réalisée en France ou chez ses voisins européens. Des accords de coopération ont également été signés avec les pays voisins, afin de développer de façon rationnelle des outils de production complémentaires. Mais, au-delà du domaine de la santé, chaque secteur d’activité, dans l’industrie, dans la construction, dans l’agriculture, dans les services, a eu l’obligation de s’organiser et de développer une logistique de production et de stockage lui permettant lors d’une crise sanitaire majeure de garantir au moins six mois d’un fonctionnement minimal.
Pour ce faire, une des priorités a été de raccourcir les circuits de production afin d’éviter qu’une fabrication soit arrêtée par manque d’un composant. Tout producteur doit donc garantir un stock suffisant de produits intermédiaires de six mois ou l’existence d’un fournisseur alternatif dans le pays. Les chaînes de valeur, organisées dans une logique mondiale depuis les délocalisations massives initiées dans les années 1970, ont été reconsidérées pour prendre en compte ces nouvelles données. Pratiquement, des productions sont relocalisées, la logistique voit ses anciennes pratiques (juste à temps, stock zéro) fortement remises en cause pour les productions considérées comme essentielles à la vie du pays. Les contrôles aux frontières sont renforcés, la circulation des marchandises et des personnes (dont les travailleurs) est beaucoup plus surveillée en raison en particulier de contrôles sanitaires poussés. Les restrictions temporaires de déplacement sont devenues monnaie courante.
Conséquences sur l’emploi et le travail
Entre les années 1970 et 2020, la délocalisation de la production vers des pays à bas coût de main d’œuvre et l’essor de l’automatisation (dans l’industrie mais aussi dans certains services) avait eu pour effet de faire diminuer de façon significative dans la population active la part des emplois intermédiaires moyennement qualifiés caractérisés par un travail routinier impliquant des tâches cognitives et manuelles, accomplies selon un ensemble explicite de règles. Beaucoup d’emplois industriels en production se trouvaient dans cette catégorie, mais aussi des emplois dans les services comme ceux de guichetiers remplacés progressivement par des automates et invités à se redéployer vers des métiers comportant une part accrue de conseil. Les deux catégories d’emplois bénéficiaires en termes d’effectifs ont été :
– ceux correspondant à des activités qualifiées mettant en œuvre des compétences cognitives non routinières (souvent les mieux rémunérés),
– ceux caractérisées par des tâches manuelles non routinières peu qualifiées, impliquant souvent des interactions humaines (souvent faiblement rémunérés, comme par exemple les emplois des services à la personne en plein développement des années 1990 à 2020).
La figure 1 présente un schéma simplifié des mécanismes ayant induit cette automatisation contribuant pour partie à cette polarisation du marché de l’emploi entre 1970 et 2020. Cette frise chronologique montre l’introduction, puis l’importance croissante des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans toutes les fonctions de l’entreprise, de la conception jusqu’à la commercialisation, puis l’intrication de ces processus industriels avec la sphère de la consommation. Puisque la connexion était totale, l’entreprise (industrie ou services) était supposée répondre avec un delta temporel minimal aux choix des consommateurs dans toute leur diversité : la capacité de s’adapter, l’agilité étaient devenues des exigences. Ce qui était valable pour la fabrication l’était aussi pour la distribution : le client devait pouvoir récupérer sa commande (de préférence à domicile) dans un délai sans cesse réduit puisqu’il constituait un argument de vente.
Pour répondre à ces besoins, le marché de l’emploi était devenu flexible. C’était d’autant plus nécessaire que la concurrence faisait rage puisque toutes les entreprises (y compris les concurrents étrangers) disposaient des mêmes outils. On a donc assisté tout au long de la période 1970-2020 à un affaiblissement du caractère protecteur du contrat à durée indéterminée (CDI) au profit des contrats à durée déterminée (CDD) ou à durée de chantier, ou de l’interim. Les plateformes d’intermédiation entre fournisseurs et consommateurs (voiture de transport avec chauffeur type Uber, livraison de repas à domicile comme Deliveroo, etc.) avaient redonné de la vigueur au statut d’indépendant, pour l’activité principale ou pour des activités apportant un complément de ressources.
La relocalisation dans les pays développés d’activités industrielles à partir des années 2020 aurait pu s’accompagner d’un accroissement des emplois dans les postes de fabrication. Paradoxalement, cet effet a été très limité. En effet, si leur délocalisation avait eu pour effet la suppression de nombreux emplois, le retour de ces productions s’est accompagné d’une robotisation massive. Cette robotisation, initiée dans les pays développés, s’était poursuivie dans les pays sous-traitants au cours des années 2000 et 2010 et les nouvelles installations construites dans les pays développés n’ont fait qu’accentuer cette tendance lourde, facilitée par les progrès des TIC et leur déploiement dans tous les secteurs de la production. Quand l’automatisation n’est pas totale, le travailleur est appelé à collaborer avec la machine. Grâce aux progrès du numérique, l’opérateur qui, dans les années 1980, pilotait une machine, en 2029 en surveille dix. Quand son habileté est requise parce que supérieure à celle de l’automate, il l’exerce avec un robot collaboratif (cobot) qui démultiplie ses capacités en termes d’efforts, accroissant l’efficacité du geste humain. Grâce aux progrès réalisés avec l’apparition des exosquelettes actifs (beaucoup plus légers et qui compensent automatiquement les pressions exercées sur le corps du travailleur), les geste pénibles, potentiellement nuisibles à la santé, notamment parce qu’ils mobilisent trop de forces ou qu’ils sont trop répétitifs, peuvent être neutralisés. Ils limitent ainsi la charge physique et/ou les troubles musculo-squelettiques (TMS) en accompagnant voire en guidant le mouvement. Cependant, quand ils sont gérés dans une logique strictement économique, subordonnant l’Homme à la machine, tous ces équipements permettent d’augmenter les cadences de travail, donc la productivité et perdent de leur efficacité pour la protection de la santé des travailleurs.
Une des particularités de cette automatisation tient aussi à une volonté d’adaptabilité des outils de production. Ceux-ci doivent pouvoir s’adapter facilement, en particulier en périodes de crise, à des fabrications d’intérêt général. Cette recherche d’une souplesse productive a conduit à une robotisation toujours plus souple et paramétrable et à des investissements en matière de formation pour développer des doubles qualifications chez de nombreux travailleurs.
Même si les activités de stockage ont fortement augmenté en raison des règles visant à assurer la continuité en période de crise, elles génèrent peu d’emploi, sauf lors de la construction des bâtiments. La gestion des stocks, la manutention et le transfert de conditionnements normalisés sont facilement automatisables. Globalement en logistique, les progrès des technologies numériques avaient transféré l’organisation du travail à des algorithmes par différentes techniques (système de commande vocale ou transmission des commandes via des tablettes). La volonté de s’affranchir des contraintes épidémiques a contribué à accroître l’automatisation de ces ateliers sans pour autant supprimer le travail humain, encore indispensable pour certaines opérations pour lesquelles une dextérité supérieure à celle que peut apporter la machine est nécessaire. Au sein de ces immenses entrepôts, il est par ailleurs assez facile d’organiser le travail pour éviter tout contact inter-humains. En période épidémique, les travailleurs peuvent d’ailleurs être facilement équipés d’équipements protecteurs.
Cette transformation de la logistique a été accompagnée par un développement important des capacités de fabrication additive (impression 3D) permettant une production réactive et décentralisée de certains composants répondant à des besoins conjoncturels urgents. L’implantation sur les territoires de fab-labs performants, permet de s’affranchir de nombreuses contraintes (gestion de stocks de nombreuses références, difficultés de transport…).
Dans le commerce de détail dans lequel le choix entre travail humain et travail automatisé était l’objet d’arbitrages en fonction des coûts d’investissement et de fonctionnement et de l’acceptabilité par la clientèle, la crise du Covid-19, puis les épisodes suivants ont précipité les décisions : la quasi-totalité des magasins (à l’exception de quelques niches haut de gamme) ont entièrement automatisé les opérations d’encaissement. Petites, moyennes et grandes surfaces ont également généralisé la livraison à domicile. Pour des articles spécialisés, le choix se fait à distance via différentes techniques de vidéo et d’audio transmission en liaison directe avec chatbots ou des téléconseillers, l’article étant ensuite livré directement ou retiré dans des magasins relais (principe du drive). Des dispositifs adaptés ont été mis en place pour les personnes handicapées ou éprouvant des difficultés à utiliser les technologies.
Les emplois de services à la personne, se sont encore développés. Auparavant considérés comme peu qualifiés, ils ont été revalorisés en raison de leur rôle fondamental en période de crise. Si un certain nombre des tâches qu’ils recouvrent sont désormais assistées par des équipements plus ou moins motorisés (aide à la manutention des personnes par exemple), leur caractère non-routinier et adapté à chaque personne aidée prédomine. Compte tenu de la proximité de certains contacts, le choix a été fait de recourir systématiquement à la protection individuelle, respiratoire mais aussi cutanée. Cette situation, difficile à vivre pour certains aidés, l’est aussi pour les aidants, les uns et les autres se trouvant contraints par cette mise à distance (certes dans une logique de sécurité) et voient la dimension relationnelle de leur quotidien de plus en plus entravée par sa technicisation (y compris par exemple l’utilisation de certains robots).
A l’autre extrémité de l’échelle, le développement de TIC toujours plus performantes et à un prix accessible avait bien avant la pandémie de 2020 initié des pratiques de travail à distance pour certains salariés pouvant effectuer sur des périodes plus ou moins longues des travaux d’une façon suffisamment autonome pour que des échanges en présentiel ne soient pas nécessaires. C’était bien évidemment le cas aussi des prestataires de service indépendants et des travailleurs nomades (travaillant sous différents statuts, aussi bien salariés qu’indépendants) qui pendant leurs déplacements, ou depuis leur domicile, ont la possibilité d’un contact numérique permanent avec leur employeur ou donneur d’ordres.
La possibilité d’un travail à distance peut concerner des travailleurs de haut niveau mettant en œuvre des capacités cognitives non routinières, mais aussi des personnes qui vont effectuer des travaux répétitifs, destinés par exemple à alimenter les réseaux sociaux ou des formes faibles d’intelligence artificielle (avec de nombreuses catégories intermédiaires). Prévues à l’origine par exemple pour limiter les déplacements domicile-bureau (et faciliter la vie des travailleurs) ou faire des économies dans la location d’immobilier de bureaux, ces possibilités de télétravail ont été largement mises à contribution lors de la pandémie de 2020, puis se sont imposées dès lors qu’au cours des années suivantes, un nombre significatif d’alertes et de crises a désorganisé le fonctionnement des entreprises : celles-ci ont adapté rapidement leurs modes de fonctionnement à la nouvelle configuration. Certaines ont même été au bout de la logique, en n’envisageant plus que le statut de travailleur indépendant pour certaines fonctions n’impactant pas au quotidien le fonctionnement de l’entreprise.
Le ralentissement du commerce mondial dû en particulier aux contrôles accrus aux frontières s’est traduit par une relative pénurie de certaines matières premières et de certains produits. Ces restrictions associées à la prise de conscience déjà en cours des enjeux environnementaux ont favorisé le développement d’initiatives en faveur d’une économie circulaire, plus économe en matières premières et en énergie. Alors qu’une économie linéaire est « basée sur le modèle linéaire qui se résume à «extraire – fabriquer – consommer – jeter», qui consomme des ressources naturelles et de l’énergie pour fabriquer des produits qui deviendront, en fin de compte, des déchets », l’économie circulaire promeut, au-delà du recyclage, la fabrication pour durer, la consommation collaborative, la réparation, l’écologie industrielle et territoriale, etc. La figure 2 résume ses principes les plus importants tels qu’identifiés par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe).
Le passage d’un modèle à l’autre tient plus de la mutation que de l’adaptation : le cycle de vie du bien produit étant complètement transformé, il a fallu revoir l’ensemble des étapes de production. Il faut par exemple concevoir de telle façon que le bien puisse être utilisé par plusieurs personnes qui pourront l’adapter à leurs besoins, qu’il soit facilement (et plusieurs fois) réparable, qu’en fin de vie, un certain nombre des éléments qui le composent et qui sont encore en bon état puissent être récupérés pour connaître une seconde vie, que la matière de ce qui n’est pas réparable puisse être recyclée sans trop de pertes.
Il y a donc eu nécessité d’adapter le mode de production à ce nouveau modèle. Fabriquer un élément qui pourra être réutilisé cinq fois pendant trente ans nécessite une approche différente de celle utilisée pour produire un élément à durée de vie estimée entre cinq et dix ans. Ces adaptations ont pu être de haut niveau technologique, comme les techniques de traçage des éléments et des matières premières, nécessaires pour qu’il n’y ait pas réutilisation d’un élément ou d’une matière première « secondaire » dans des conditions potentiellement nuisibles à la santé du travailleur ou du consommateur. Elles ont pu être aussi plus basiques : concrètement, il a aussi fallu mettre en place des ateliers de réparation, activité qui dans bien des cas, avait disparu depuis plusieurs décennies. Le développement des activités de collecte, de démontage et de tri a également été important. Comme les activités de vente évoquées précédemment, l’arbitrage s’est fait en fonction des possibilités techniques d’automatisation et du coût de la main d’œuvre. Puisque dans le cas du recyclage, il n’y a pas de contact avec la clientèle et que l’efficacité du robot peut être obérée par la variété des éléments à trier, la part dévolue au travail humain est restée importante.
Les approches possibles en santé et sécurité au travail
Dans les chapitres précédents, une tentative a été faite d’imaginer les transformations du travail et de la production dans une période 2020-2029 marquée par des conditions épidémiques tout-à-tour diffuses et aiguës. L’exercice va maintenant porter sur les conditions de travail et les risques professionnels. Pour quelques catégories professionnels ou professions, on s’efforcera de montrer les différentes conséquences possibles en fonction des choix sociaux et sociétaux effectués en amont.
S’agissant de ceux-ci, il convient de souligner deux éléments de contexte importants qui exercent une influence significative sur les conditions de travail en général et les risques professionnels en particulier :
– le scénario tel qu’il a été proposé ici fait l’hypothèse d’un fonctionnement de l’appareil productif qui s’est adapté à la situation en intégrant les nouvelles données sanitaires, mais qui n’en reste pas moins heurté, soumis en particulier aux poussées épidémiques ; il est donc vraisemblable, compte tenu des multiples contraintes, que la richesse produite par le pays est fortement en baisse et que la productivité a elle-même baissé,
– les nouveaux modes d’organisation du travail font la part belle à l’automatisation au détriment du travail humain, y compris quand celui-ci est moins coûteux ; les prix de revient ont augmenté, notamment parce que les biens bon marché produits dans les pays à bas coût de main d’œuvre sont plus rares sur le marché français, remplacés par des produits fabriqués localement et donc plus chers ; on peut donc considérer globalement que la part de la plus-value consacrée au capital (dans lequel on compte les investissements productifs) a crû au détriment du travail.
Travail à distance pour CSP+
Parce qu’ils impliquent une part importante de travail autonome, les emplois mettant en œuvre des compétences cognitives non routinières se prêtent particulièrement bien au télétravail. Dès la fin des années 2010, des algorithmes ont permis l’organisation d’une coopération à distance efficace entre des dizaines de travailleurs pour la réalisation de travaux en mode projet. L’un d’entre eux, Foundry, permet d’ores et déjà de façon quasi-instantanée et à l’échelle mondiale un tel fonctionnement. Une multinationale classique, Publicis, a mis en place son propre outil (Marcel) destiné à favoriser l’interaction de ses 80 000 salariés dans 130 pays, dispositif pouvant être étendu aux prestataires extérieurs.
De telles configurations de travail se prêtent bien à un passage du salariat au statut de travailleur indépendant. Ce statut d’indépendant a été en particulier adopté volontairement par toute une frange de la population préférant vivre les périodes d’isolement en milieu (semi)rural : l’activité professionnelle classique est alors doublée d’une activité complémentaire n’ayant souvent rien à voir avec le métier d’origine (activité touristique, agricole ou d’aidant familial).
Ce développement des activités de travail à distance contribue aussi à mondialiser le travail, mettant en concurrence directe les travailleurs des pays développés avec ceux des pays moins avancés. Les contrats de travail (en l’occurrence ici, plutôt de prestation) étant transnationaux, on assiste aussi à un affaiblissement des systèmes de protection sociale lié à la baisse du rendement de la perception des cotisations sociales. Le caractère parfois parcellaire des tâches effectuées ne permet pas au travailleur d’avoir une vue d’ensemble sur le produit en fabrication et peut aboutir à une perte de sens d’autant qu’il n’existe plus de collectifs de travail pour assurer les solidarités minimales face aux difficultés de tous ordres. La séparation entre vie professionnelle et vie privée devient de plus en plus difficile, en particulier dans des cas extrêmes comme Foundry quand une demande de prestation, qui doit être effectuée immédiatement, peut survenir à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Enfin, de récents travaux montrent que la productivité des travailleurs à distance utilisant les TIC est supérieures à la productivité de ceux soumis à des formes de travail plus classiques mais aussi qu’ils sont plus susceptibles de développer des pathologies comme le stress, les phénomènes anxieux voire anxio-dépressifs, les maux de tête et la fatigue visuelle.
On voit donc à travers ces exemples que le travail de catégories professionnelles bénéficiant d’une bonne formation et capables d’autonomie (recherchée par les donneurs d’ordres) peut se trouver instrumentalisé aux dépens de leur professionnalité.
Réapprendre à gérer d’anciens risques
La fermeture relative des frontières et la montée en puissance de l’économie circulaire vont avoir pour résultat le retour de certains métiers qui avaient disparu. On pense par exemple aux métiers de réparations des biens de consommation. Les modalités de création de ces nouvelles activités peuvent être très diverses, nous nous limiterons ici à envisager deux options contradictoires, dont les conséquences en matière de risques professionnels sont très différentes :
– une première d’orientation technologique où, dès la conception des biens de consommation, les phases comme maintenance et la réparation seront intégrées dans la réflexion consacrée à leurs cycles de vie ; elles peuvent alors être organisées en termes de prévention des risques professionnels, ce qui peut amener à concevoir différemment et en tout cas à mettre en place des protocoles précis pour la réparation qui se fera à efficacité maximale,
– une deuxième où le concepteur considère que les phases ultérieures ne sont pas de son ressort ; ces phases risquent alors d’être improvisées, voire de sortir de la sphère du travail organisé pour entrer dans celle du travail informel, voire de la « débrouille » ; à première vue, les conséquences économiques peuvent être les mêmes et les biens peuvent être réparés avec la même efficacité apparente ; reste pourtant à se poser la question des risques professionnels, voire celle de la santé publique, le service final rendu au consommateur pouvant ne pas avoir la même qualité.
On a décrit précédemment un certain nombre de configurations dans lesquelles des dispositifs (réels ou virtuels) tels que des cobots, des exosquelettes ou un algorithme comme Foundry peuvent être utilisés dans des conditions favorables au développement humain ou dans d’autres où le déséquilibre est patent et où l’utilisation du robot constitue une menace pour la santé humaine. Pour autant, il s’agit des mêmes opérations mais effectuées avec des contraintes de rendement, donc de rentabilité, différentes.
On a aussi évoqué le retour en Europe de certaines fabrications stratégiques, comme celles de médicaments. Il faut savoir que certaines avaient été délocalisées d’une part pour des raisons économiques, mais aussi pour des raisons de normes d’exposition des travailleurs à des produits chimiques considérées comme trop contraignantes. Un exemple connu est celui d’une molécule de base, la paracétamol dont la synthèse nécessite l’utilisation de dérivés du benzène susceptibles de libérer des quantités faibles (mais potentiellement nuisibles à la santé d’un travailleur) de benzène qui est un produit cancérigène : une forte robotisation (donc coûteuse) peut permettre de résoudre le problème, mais compte tenu de son coût, elle nécessitera des arbitrages entre l’économie et le social. Dans ce cas également, le problème devra être pensé dans sa globalité pour prendre en compte des fonctions connexes à la production : par exemple la protection des personnels chargés de la maintenance des installations et de leur nettoyage.
Le travailleur indépendant au défi d’organiser sa propre prévention des risques
Quand le système de production est instationnaire parce que la société passe par une alternance de crises et de périodes d’accalmie, il est tentant pour les entreprises de faire appel à des travailleurs indépendants afin de simplifier la gestion sociale des effectifs et de gagner en flexibilité. C’est une situation de ce type qui a été imaginée comme contexte aux événements décrits dans cet article.
Ce recours à des travailleurs indépendants initialement introduit par des plateformes d’intermédiation a montré son incapacité à assurer une protection sociale satisfaisante et une prévention des risques professionnels conséquente. On peut donc imaginer que dans la période envisagée dans l’article, il en soit de même et que cette présence ait encore été accentuée au-delà des secteurs du transport et de la livraison. Mais, cela serait introduire délibérément un maillon faible dans une chaîne logistique en période de crise, la situation actuelle mettant cruellement en évidence la vulnérabilité de ces travailleurs précaires, cette vulnérabilité pouvant se propager à l’ensemble de la société.
Conclusion
Aucune des hypothèses (sauf bien sûr celle centrale de la pandémie/épidémie prolongée), aucun des exemples utilisés dans cet article n’est original. Tous ces démonstrateurs sont issus des différents travaux de l’INRS consacrés aux évolutions possibles du travail et de la prévention des risques professionnels dans les décennies à venir. Pour autant, on voit bien se dessiner en filigrane une conclusion analogue à celles formulées à l’occasion de ces différents exercices, qu’ils aient été consacrés aux robots d’assistance physique (exosquelettes par exemple), à l’évolution globale de la production permise par les progrès des TIC et en particulier par les plateformes, ou pour le dernier exercice, à l’économie circulaire. Il n’existe aucune fatalité dans l’utilisation de ces techniques qu’on peut juger a priori de toute bonne foi aussi prometteuses qu’inquiétantes. Elles ne sont intrinsèquement ni bonnes ni mauvaises. Leur acceptabilité, leur « service rendu » à la société résultent essentiellement des choix qui seront faits dans leur utilisation. Choix dont il est souhaitable qu’ils résultent d’un débat éclairé de la société.
La question de l’adaptation du dispositif de protection sociale au regard de ces transformations du travail n’a pas été abordée ici, elle mérite bien entendu réflexion et débat. D’autres auteurs pourront sans doute s’en charger dans ces colonnes.
Quoi qu’il en soit, les auteurs remercient la revue TAF de les avoir incités à confronter leur modèle de réflexion à un scénario dont on ne peut que souhaiter qu’il reste hypothétique…