Image par Darren Camilleri/Noun Project.
Mardi 30 juin 2020.
Par Guillaume Montaudouin.
Dans « Routiers », une remarquable enquête sur ces travailleuses et travailleurs de la route, Jean-Claude Raspiengeas donne la parole à ces maillons invisibles de la chaîne d’approvisionnement. Un véritable hommage à ces « premiers de corvée » qui, méprisés, sous-payés, esseulés, n’en restent pas moins courageux et passionnés.
« Si le routier se confie si volontiers et dirait-on si facilement, c’est qu’il passe les trois quarts de son existence à regretter d’être seul ». Ces mots, prononcés par Louis Caro, routier, résonnent tout le long du livre de Jean-Claude Raspiengeas. En s’embarquant dans leur cabine pour y découvrir leur quotidien, le journaliste-reporter au journal La Croix a mis en exergue la dureté d’une profession qui plonge ceux qui l’exercent dans la solitude. Une profession, où les journées sont longues et éprouvantes. Dès le premier témoignage de l’enquête, celui de Bruno Tiquet, l’auteur nous conte la journée du chauffeur, qui commence à 4h et finit à 18h30. Une amplitude horaire énorme, durant laquelle 600 km seront effectués et 24 tonnes déchargées.
La retranscription de la journée, réalisée sous forme d’un carnet de bord, permet de rendre compte du rythme de vie contraignant auquel doit s’astreindre un routier. Ce qui éclaire en partie le sentiment de solitude comme l’explique de manière lucide, mais non sans un brin de mélancolie, Bruno : « on ne rattrape jamais ce qu’on a perdu pendant qu’on était sur la route : le temps qu’on n’a pas passé avec sa femme, les enfants qu’on n’a pas vu grandir ». Et évoquant Jacqueline – son épouse – Bruno nous montre que la solitude est un plat qui se mange à plusieurs : les compagnons, qui sont souvent d’ailleurs des compagnes, sont des victimes collatérales de ce train de vie particulier.
Après s’être intéressé aux femmes de routiers, l’auteur s’est préoccupé de femmes routières. De Lilyane Slavsky à Sylvie Thomas en passant par Stivelle Mafleury, l’auteur a observé ces femmes pratiquant un métier constitué à 95% d’hommes. Et si l’univers ne leur est pas toujours adapté, particulièrement en matière sanitaire, elles ont su faire leur place et se faire accepter dans ce milieu réputé machiste. Elles ont bousculé les codes, balayé les clichés, en dépit de leur condition de femme et des obstacles. Parmi elles, de véritables combattantes, comme le prouve l’histoire d’Annie. En 2007, la routière, après avoir perdu l’un de ses trois enfants, victime d’une embolie pulmonaire, a repris la route après seulement 6 mois. Une ténacité exceptionnelle, galvanisée par l’amour du métier, qui finira par être reconnue de tous. Avant la consécration, quelques années plus tard, quand Annie sera enfin récompensée : en 2014, le mensuel France Routes lui décerne le titre convoité de « routier de l’année ».
La preuve en actes que la condition indispensable pour exercer le métier de chauffeur routier n’est pas le sexe, mais le courage, dénominateur commun qui lie les hommes et femmes de cette profession. Le courage, une qualité indispensable tant le métier de routier expose des risques. Le premier étant l’accident, « l’ombre noir » qui guette les routiers, qui les plonge dans les brumes incertaines d’une existence rythmée par la peur. Une appréhension qui se fonde sur une réalité crue. L’incident de « Pierrot » en témoigne. Le 6 septembre 2017, une voiture est venue en pleine vitesse s’encastrer dans le camion de ce chauffeur routier. A l’intérieur de la voiture, un père et son fils de 21 ans : tous deux décèderont à la suite de cette collision. Traumatisé de les avoir vus mourir, Pierrot, mettra des mois à s’en remettre.
Mal payés et surexposés aux problèmes de santé
Le prix à payer peut donc s’avérer élevé, tandis que le pain à gagner lui, doit s’arracher. On apprend par exemple avec stupéfaction que, le même Pierrot, celui qui à force d’acharnement a pu surmonter le souvenir d’un drame qui hantait ses pensées, touche à peine plus que le smic horaire. Et ce, à 48 ans et après onze ans de bons et loyaux services pour sa société. Sans oublier les 210 heures de dur labeur qu’il fournit chaque mois. De ce fait, « routier » entre dans la catégorie de ces professions ayant un impact néfaste sur les corps et les esprits, mais dont personne ne semble se soucier. C’est « cette catégorie d’humain à qui la politique réserve une mort précoce. » comme le dit l’écrivain Edouard Louis, dans « Qui a tué mon père ». Avec son enquête, Raspiengeas met la lumière sur les problématiques qui découlent de l’exercice du métier de routier : obésité, manque de sommeil, problème à l’épaule, et beaucoup d’autres maux encore y sont expliqués, explicités, contextualisés.
Pour autant, l’auteur parvient en dépit d’une réalité parfois cruelle, à ne pas tomber dans le misérabilisme avec une succession de témoignages qui seraient instrumentalisés dans le but de faire pleurer dans les chaumières. Le livre s’avère être un savant mélange de témoignages, de contextualisation, d’histoires, d’analyses et de données économiques… rendu possible par une structuration aérée, ponctuée d’une écriture et d’un style maitrisé.
Ce livre nous apporte une multitude de connaissances sur un métier méconnu. Avec un peu d’histoire, quand l’auteur nous parle de l’ancêtre des premiers camions frigorifiques, ou encore de l’émission de RTL qu’animait autrefois Max Meynier, « les routiers sont sympas ». Sur la culture aussi, quand l’auteur nous décrit le folklore, les parades et autres éléments propres aux camionneurs. Le livre nous permet également de développer notre esprit critique, par le biais de la question des impératifs écologiques, de l’avenir robotisé, mais aussi en démontrant les défaillances d’une Europe des vingt-huit, complice d’un système où transporteurs et affréteurs « jouent sur la modicité des salaires ». Imminemment complet, l’ouvrage ne manque pas de mettre en avant les bons côtés du métier, toujours à travers ceux qui le pratiquent. Notamment avec Annick, qui dans son 44 tonnes, s’émerveille du lever du soleil et s’enchante du fait que pour elle, « aucune journée n’est semblable à une autre ». Mais aussi, avec Stivelle Mafleury, routière qui vit la routine en effectuant tous les soirs du lundi au vendredi le même trajet : Villejust – Pouilly-En-Auxois, aller et retour, mais qui l’assure : « aime cette vie ».
L’auteur indigné
« Le bon journalisme réveille les nantis installés dans leur confort, et réconforte les affligés. » Cette citation de Will Self, célèbre écrivain et journaliste britannique, Raspiengeas l’a mise en pratique. Dans « Routiers », le grand reporter réhabilite l’honneur d’une profession. Leur quotidien qui ressemble à celui de millions d’autres travailleurs, dont le rôle indispensable à l’économie ne se mue pas en reconnaissance, mais en indifférence. A un détail près, dans le cas du chauffeur routier, où l’indifférence se transforme souvent en mépris. L’auteur l’explique dès l’introduction « un mot revient toujours dans la conversation, écho d’une souffrance que je sens ravalée : le mépris ». Un dédain injuste selon Jean-Claude Raspiengeas : « qu’on le veuille ou non, le transport routier est la pierre angulaire du commerce mondial » affirme-t-il. Et les chiffres viennent confirmer son propos. Le plus édifiant d’entre eux : 90% des marchandises toutes confondues passent par la route, selon la FNTR (1). Les routiers sont donc bel et bien les maillons invisibles de la chaîne d’approvisionnement. Et pourtant, ils font peur avec leurs gros véhicules, ils sont qualifiés de « beaufs », d’incultes. Un mépris qui s’exprime aussi, parfois, de manière plus feutrée. Comme quand lors de la crise du coronavirus, où leur rôle indispensable de « premier de corvée » a été ignoré. Au moment même où on saluait les soignants et les caissières, il était inscrit sur les machines à café : « Strictement interdit aux routiers » et les accès aux salles de repos leur étaient refusés. Un état de fait dont s’indigne l’auteur : « même dans la période du confinement, au printemps 2020, alors que leur engagement était vital pour toute la société, ils ont été oubliés, abandonnés à leur sort ». On sent à travers ces dires une réelle empathie pour ces travailleurs de la route – car comme l’écrivait Albert Camus dans « L’Homme Révolté », livre cité par ailleurs à plusieurs reprises : « la révolte ne naît pas seulement, et forcément, chez l’opprimé, mais elle peut naître aussi au spectacle de l’oppression dont un autre est victime ».
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