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Quand la fast fashion devient un problème de santé publique

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Image Gravity Studio/Noun Project.

Vendredi 10 juillet 2020.

Par Marc Malenfer, Michel Héry, INRS, mission Veille et prospective.

Le 29 juin 2020, les autorités britanniques ont annoncé un renforcement des mesures de confinement dans la ville de Leicester1. En effet, alors que l’épidémie de Covid-19 est en recul dans l’ensemble du Royaume-Uni, elle continue de progresser de manière inquiétante dans cette ville située au cœur de l’Angleterre. Selon l’association Labour behind the label, cette progression serait notamment due aux pratiques des ateliers de confection sous-traitants de l’entreprise de fast fashion en ligne Boohoo qui ont continué à fonctionner durant le confinement sans respecter les règles sanitaires.

Dans un rapport publié en juin, cette ONG a rapporté des témoignages de travailleurs particulièrement alarmants2. Les ateliers de confection de Leicester (plus de 1000 établissements) qui fournissent 80 % des produits commercialisés par Boohoo n’ont jamais cessé leur activité durant le confinement permettant à l’entreprise une croissance de 44 % au premier trimestre alors que ses concurrents brick and mortar3 étaient largement neutralisés par la rupture de leurs chaines d’approvisionnement et la fermeture de leurs points de ventes.

Les travailleurs de ces sous-traitants ont été obligés de continuer de poursuivre leur activité sous peine de perdre leur emploi. Certains travailleurs (et managers) malades, symptomatiques, voire testés positifs, ont été sommés de venir travailler pour honorer des commandes en pleine explosion (+ 300 %) dans des ateliers non ventilés et ne permettant aucune distanciation sociale, sans fourniture de masques ni de gel hydro alcoolique. De nombreux clusters de Covid-19 se sont ainsi développés dans cette filière, phénomène accentué par les injonctions faites aux ouvriers à ne pas signaler leur maladie, même à leurs collègues. Sans surprise, une large part de cette main d’œuvre est issue de l’immigration, 33,6 % des ouvriers des ateliers de confection de Leicester sont nés à l’étranger. Une étude de l’université de Leicester montre que seuls 20 % des employés (y compris l’encadrement) de ces ateliers ont une rémunération atteignant les minimums légaux, que la majorité d’entre eux ne disposent pas de contrats de travail, que leurs conditions de travail ne respectent pas les standards de sécurité et que les employeurs mettent en place des stratégies visant à éviter la création de collectifs de travail susceptibles de s’organiser et de se mobiliser4.

Le modèle économique qui entraine de telles dérives est celui de la fast fashion. De quoi s’agit-il ?

Le terme fast fashion est apparu à la fin des années 80, il décrivait alors le modèle développé par l’entreprise espagnole Zara qui permettait de raccourcir le délai de production d’un vêtement à 15 jours, entre le design de l’idée originale et la mise en rayon dans les points de vente. Dans une interview accordée au Daily Telegraph le 7 juillet, John Lyttle, le patron du groupe Boohoo explique que son équipe peut aujourd’hui faire cela en 48h5 !

Deux cas d’entreprises extrêmement similaires permettent de comprendre ce modèle et ses dérives. La première est californienne et s’appelle Fashion Nova, la seconde est Boohoo, groupe britannique que nous venons de mentionner. Ces deux entreprises fonctionnent plus comme des entreprises de e-commerce que comme des entreprises de la mode, les compétences les plus précieuses y sont plutôt celles des data scientists et des community managers que celles des créateurs ou des couturières. Et pour cause, elles n’existent qu’en ligne ! Plutôt que de disposer d’un coûteux réseau de points de ventes et d’ateliers de production, elles font fabriquer par d’autres leurs collections qu’elles ne commercialisent que sur le web, notamment via des comptes Instagram particulièrement dynamiques (18 millions d’abonnés pour Fashion Nova6 et 6,6 millions pour Boohoo7. C’est donc les codes des réseaux sociaux qui structurent la stratégie de ces entreprises qui visent une clientèle jeune (16-24 ans). L’objectif est de faire porter des vêtements de la marque à des influenceuses, d’en diffuser les photos et de les proposer instantanément à la vente à des prix faibles et dans un spectre de tailles extrêmement large pour provoquer des achats compulsifs qu’il s’agira d’honorer le plus vite possible. Les rythmes sont frénétiques, Fashion Nova propose ainsi entre 600 et 900 nouveaux modèles de vêtements par semaine. Dans certaines zones la livraison en une heure est possible.

Impossible dans ce schéma de délocaliser la production en Asie ou en Afrique, les temps de transport seraient trop long. La solution est donc de sous-traiter à des ateliers locaux très réactifs. Mais au regard des faibles prix pratiqués, il est impossible pour les fournisseurs de répondre aux exigences de ces marques tout en respectant les législations du travail californienne ou anglaise. Il en découle une délinquance chronique des fournisseurs qui sous-payent des ouvrier(e)s, souvent en situation illégale travaillant dans des conditions ne respectant pas les exigences en matière de santé et sécurité au travail ni de temps de travail.

En quatre ans, plus de cinquante procédures pour non-respect du salaire minimum et non-paiement des heures supplémentaires ont été engagées par les autorités californiennes contre des ateliers travaillant pour Fashion Nova8. Mais ces sous-traitants ne manquent pas de mettre la clé sous la porte régulièrement pour réapparaitre sous d’autres raisons sociales, rendant les poursuites impossibles. A Leicester, certains travailleurs des sous-traitants de Boohoo sont payés 3£ de l’heure, soit moins de la moitié du salaire minimum en vigueur au Royaume-Uni. Pour les travailleurs sans-papiers les rémunérations peuvent descendre à 1£ de l’heure, moins que le minimum légal en vigueur à Shenzen ! Clairement identifiées comme étant à l’origine de ce système délétère, ces entreprises n’assument rien et se réfugient derrière leurs fournisseurs et les cahiers des charges qu’elles leur imposent qui prévoient de déréférencer les fournisseurs condamnés pour des infractions au droit du travail. 

Depuis l’effondrement du Rana Plaza en avril 2013 au Bangladesh, qui avait provoqué la mort de 1 127 travailleuses et travailleurs de leurs sous-traitants, les marques de textile et les autorités occidentales ont mis en place des dispositifs visant à garantir des conditions de travail decentes tout au long de leur chaines d’approvisionnement. Alors que ce processus est loin d’être abouti, on constate aujourd’hui que ces conditions de travail illégales peuvent réapparaitre dans les économies occidentales à la faveur de la précarisation de certaines catégories de travailleurs. Face à ces modèles économiques où les syndicats sont absents et les responsabilités juridiques diluées et furtives les autorités ont le plus grand mal à faire respecter les législations sociales. Par défaut, les sanctions sont donc économiques et viennent d’autres acteurs : ONG, médias, clients et actionnaires. Depuis les révélations de Labour behind brands le titre de Boohoo a ainsi perdu près la moitié de sa valeur à la bourse de Londres et fait l’objet de spéculations à la baisse9. Mais les premières victimes de cet effondrement seront sans surprise les travailleurs précaires des ateliers de Leicester. Cet exemple de la fast fashion invite à s’interroger sur les conditions d’une relocalisation de certaines activités dans les pays occidentaux, conséquence annoncée de la crise du coronavirus. Dans de nombreux secteurs cette relocalisation sera accompagnée d’un recours important à l’automatisation. Mais dans certains, les arbitrages financiers entre main d’œuvre et robots pourraient se traduire par ce type de dérives. Un exemple de ce type nous est également fourni par le Royaume-Uni où les stations de lavage de voitures automatisées sont fortement concurrencées par un lavage manuel moins coûteux car effectué par une main d’œuvre précaire dans des conditions que certains qualifient d’esclavage moderne10.


1 Le Royaume-Uni durcit le confinement à Leicester après une flambée de cas de coronavirus.

2 Boohoo & Covid-19, juin 2020.

3 De « briques et de mortier », expression désignant les entreprises de vente traditionnelle ayant pignon sur rue, en opposition aux enseignes de commerce en ligne.

4 Centre for Sustainable Work and Employment Futures New Industry on a Skewed Playing Field: Supply Chain Relations and Working Conditions in UK Garment Manufacturing University of Leicester.

5 Exclusive: Boohoo boss John Lyttle on Britain’s ‘poor’ retail businesses and its big fast fashion problem.

6 FashionNova

7 boohoo

8 Fashion Nova’s Secret : Underpaid Workers in Los Angeles Factories

9 La chute de Boohoo, l’autre pari du « tombeur » de Wirecard, Les Echos, 8 juillet, 2020.

10 What is the true human cost of your £5 hand car wash ?

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