Mardi 15 septembre 2020.
Par Jean-Christophe Le Duigou, Économiste, syndicaliste.
Retour sur une « recherche-action » à l’initiative de la CGT.
La CGT a organisé, à trois reprises, en 2008, 2009 et 2010, dans le cadre des relations qui la liaient à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires), des « journées de la recherche » sous l’intitulé « Transformer le travail, son contenu, ses conditions, ses finalités ». Ces trois séminaires ont démontré l’importance d’un échange continu sur les questions du travail entre chercheurs et syndicalistes. Si le choix de la thématique arrêtée pour la première session en juillet 2008, « Transformation du travail et émancipation », est issu d’une réflexion de la direction de la CGT, sa mise en œuvre relève, elle, d’une coopération entre chercheurs et syndicalistes de la CGT au sein d’un comité de pilotage (1).
Ces trois premiers séminaires, qui ont réuni une centaine de personnes, se sont prolongés par des initiatives régionales à Nantes, Lyon et Marseille et par l’édition d’un livre, en 2013, « Pourquoi travaillons-nous ? » (2). La confrontation, sur la base d’exemples concrets, entre les pratiques et les savoirs syndicaux d’une part, l’expérience et les recherches de scientifiques d’autre part, a permis d’approfondir l’analyse des transformations du travail et de vérifier la pertinence des concepts de « parole ouvrière » et « d’émancipation ». La démarche de recherche tournée délibérément vers la connaissance et la mise en mouvement des forces sociales, ce que la CGT a baptisé « la recherche-action », a été une nouvelle fois validée.
On se limitera ici à quelques remarques sur la démarche de l’époque qui n’engagent que l’auteur de ces lignes ; l’objectif étant de resituer dans son contexte l’initiative syndicale qui date désormais de dix ans.
La question des « conditions de travail » avait percé le mur du silence qui entourait l’espace de l’entreprise. Plus globalement, la problématique du travail était en train de redevenir un problème important pour la société. On percevait un retournement y compris pour la CGT qui, depuis que le chômage était devenu structurel et que des pans entiers de l’industrie avaient été détruits, se consacrait prioritairement à la défense de l’emploi. C’était la période où le capitalisme financier mondialisé finissait de se mettre en place. Cela s’accompagnait d’un discours unilatéral sur « les souffrances au travail » pendant que se développait une campagne idéologique sur « la fin du travail ». Comme toujours lorsqu’une problématique refoulée réémerge, son retour se fait en charriant des éléments contradictoires. La problématique du travail n’échappait pas à la règle. Il importait donc que le syndicalisme aille voir de plus près ce qui se passait dans l’évolution de l’acte de production et les conditions de mobilisation de la force de travail.
Les salariés étaient confrontés à d’importantes transformations dans le travail comme avait tenté de les décrire le document d’orientation du 48e congrès de la CGT, en avril 2006. Le travail est à la fois plus intense et plus complexe, plus individualisé et plus interdépendant, plus autonome et plus contrôlé, notamment par les contrats d’objectifs et la rémunération aux résultats. La généralisation des relations clients-fournisseurs et la contrainte de la « satisfaction du client », tantôt se substituant à l’organisation taylorienne du travail, tantôt la renforçant, tendent à déréglementer de plus en plus le travail. Les organisations en flux tendus accroissent la pression sur les salariés de toutes catégories… Le document adopté concluait, « ainsi, l’aspiration des salariés au travail bien fait se heurte à l’impossibilité d’y parvenir du fait des organisations du travail et de la logique des marchés ».
La problématique du travail était aussi une question qui revenait dans les préoccupations revendicatives. Les militants s’interrogeaient : « Nous nous appelons Confédération générale du travail, mais on ne discute plus du travail entre nous. C’est quand même un problème ! » Les choses bougeaient cependant. D’autant que la réflexion sur le travail représentait une dimension importante du questionnement sur le rapport de forces social. Les salariés vivaient un rapport de forces défavorable. Mais le plus inquiétant était qu’on ne percevait pas spontanément les outils à disposition, pour le modifier. La question du travail apparut dans la réflexion comme un de ces champs à réinvestir.
Il fallait comprendre pourquoi l’homme et le travail, qui avaient disparu du champ social, revenaient au cœur des enjeux de développement. Point de départ, le constat de l’écart grandissant entre « le travail prescrit » et « le travail réel » traduisant non seulement des problèmes de management, mais révélant aussi des contradictions dans la stratégie même de mobilisation de la force de travail. La dévalorisation du travail vivant entrant en opposition avec le besoin de reconnaissance de l’apport du facteur humain à une nouvelle efficacité productive. La flexibilité et la précarité, la division du salariat, l’exclusion, le morcellement du marché du travail, les cloisonnements entretenus par les conceptions patronales de l’organisation de l’entreprise, la coupure des grandes firmes d’avec les territoires deviennent des tares rédhibitoires.
La discussion sur les transformations du travail et l’émancipation, au cœur des rencontres, s’est naturellement articulée à un troisième concept, le «développement humain durable ». Cette notion a permis d’interroger le rapport entre l’activité humaine et les exigences écologiques, sachant que l’évolution économique sous contrainte de la financiarisation porte fortement préjudice aussi bien au travail qu’à la nature (3). Modifier le rapport actuel entre le travail humain et les exigences écologiques, s’appuie sur un changement dans la politique actuelle du travail, ce qui pose la question des outils à investir par l’action syndicale.
À l’opposé de ceux qui s’inquiètent d’un risque d’affadissement de la démarche revendicative qui se cantonnerait à un « néotravaillisme », notre conviction est que l’intervention des salariés sur le travail telle que nous la prônons peut être un levier intéressant pour favoriser l’évolution de ce rapport de forces. À partir du moment où nous appréhendons à la fois globalement et concrètement les réalités du travail, nous pouvons nous rassurer. Parler du travail, c’est le moyen d’éviter un syndicalisme d’accompagnement qui se contenterait d’un discours critique mais qui, dans les faits, laisserait les commandes stratégiques aux directions d’entreprises et jouerait les voitures-balais du système. Au contraire, s’appuyer sur les exigences du travailleur et sa reconnaissance fonde une démarche revendicative enracinée dans le réel. Philippe Martinez concluait une rencontre confédérale en 2014 par cette interpellation : « Qui de mieux placés que les salariés eux-mêmes pour évoquer leur travail et les difficultés qu’ils rencontrent pour qu’il soit bien fait ? Qui de mieux placés que les salariés eux-mêmes pour parler de la réalité de leur travail et proposer des réponses adaptées ? » (4).
Tous les travaux et productions de ces séminaires sont publics, consultables mais pas forcément d’emblée accessibles en raison de leur ancienneté. Il a cependant paru utile et intéressant, compte tenu de l’évolution du débat politique autour de la question du travail et de son lien avec l’enjeu d’un nouveau développement, de mettre directement à la disposition d’un public intéressé, plus large que celui qui fut concerné par la tenue de ces séminaires, l’introduction aux travaux du 3e séminaire tenu en juillet 2010 sur le thème « Travail et développement durable ». Son actualité n’est sans doute pas à démontrer.
Documents à télécharger :
– Développement humain durable et politique globale du travail introduction aux débats du 1er juillet 2010.
– Transformation du travail et émancipation. Part. 1.
– Transformation du travail et émancipation. Part. 2.
[1] Jacques LEGER était responsable du fonctionnement du Comité de pilotage composé de Damien CARTRON, sociologue ; Yves CLOT, directeur du Centre de recherche sur le travail et le développement ; Pierrette CROSEMARIE, responsable de l’espace Syndicalisme et Société de la CGT ; Michèle DESCOLONGES, sociologue, associée au Laboratoire Genre Travail Mobilités ; Maryse DUMAS, secrétaire de la CGT ; Jean GADREY, économiste ; André GAURON, économiste ; Michel GOLLAC, sociologue au Crest ; Catherine GUASPARE, sociologue ; Danièle GUILLEMOT, statisticienne-économiste ; Jean-Christophe LE DUIGOU, secrétaire de la CGT ; Florence LEGROS, professeur à l’université de Dauphine ; Nasser MANSOURI-GUILANI, responsable des Activités économiques de la CGT ; Jean-François NATON, conseiller confédéral CGT en charge du travail et de la santé ; Jacques PERRAT, économiste ; Daniel PRADA, membre de la Commission exécutive de la CGT ; Robert SALAIS, ancien administrateur de l’Insee, chercheur au laboratoire IDHE (ENS Cachan).
[2] Yves Bongiorno, Jean-Christophe Le Duigou, Nasser Mansouri-Guilani, Jean-François Naton, Catherine Nédélec, éd. de l’Atelier/VO Editions, 2013.
[3] Transformations du travail et développement humain durable Troisièmes journées CGT de la recherche Montreuil, 1 et 2 juillet 2010.
[4] Transformer le travail. Journée d’étude confédérale, 27 mars 2014.
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