Pouvez-vous revenir sur ce moment de votre existence, où presque d’un coup, vous perdez tout : travail, famille, logement. Comment êtes-vous parvenu à absorber un tel choc, survenu aussi rapidement que violemment ?
Quand on voit un SDF, on ne comprend pas le cheminement qui l’a mené à la rue. Il faut savoir que souvent, c’est un engrenage : tout arrive en même temps et on ne sait pas par quel bout le prendre. Perte d’emploi, tension dans le couple, huissier, logement, ATD : avant de le vivre à mon insu, je n’avais pas conscience qu’on pouvait descendre aussi vite et aussi profondément. Le plus gros choc, c’est indéniablement la perte du logement. A ce moment, on se prend un véritable KO et on se retrouve vite dans une situation de honte et d’isolement. Mais en même temps, et paradoxalement, pour ma part, mon expulsion fut presque un soulagement : on se dit que ça y est, on n’a plus rien du tout, donc plus rien à perdre. Mais rapidement, on comprend que, pour sortir la tête de l’eau, il va falloir mener une bataille, ne serait-ce que pour survivre. D’ailleurs, je n’ai jamais autant travaillé que pendant cette période, non pas pour retrouver un emploi mais pour purement et simplement essayer de subvenir à mes besoins. Aujourd’hui je peux l’assurer : ce n’est jamais la faute de la personne qui est dans la rue ; se retrouver dans cette situation, ça abîme n’importe quel être humain, et rien ne peut le justifier, surtout pas des soi-disant erreurs de parcours ou un fantasmé manque de volonté de s’en sortir.
Eu égard à votre expérience, pensez-vous que les droits à dire, et surtout à être entendu, sont inégalement distribués ?
Bien sûr, à commencer par la temporalité. On ne s’intéresse aux SDF dans les médias que pendant la trêve hivernale : il faut cesser cette politique de la température. Il faut également sortir du cliché de l’archétype du SDF sale, alcoolique et complètement dérangé – je rappelle que de plus en plus de travailleurs précaires, des messieurs tout le monde en somme, sont contraints de dormir dans leur bagnole faute de pouvoir bénéficier d’un logement. Il faut aussi donner la parole aux SDF en prenant en compte leur diversité. Si moi j’ai pu bénéficier d’un temps de parole à la télévision, c’est aussi sans doute parce que je suis français, blond aux yeux bleus et que je ne m’exprime pas trop mal, je suis donc un bon client pour la télé comme cela se dit. Il faut sortir de cette logique. Et surtout, ne jamais cesser de répéter que le logement devrait et doit être une priorité pour n’importe quel gouvernement, car on ne peut pas se construire en tant qu’individu si on n’a pas un toit, c’est un confort indispensable et même un droit vital.
Après une longue période de chômage, vous retrouvez du boulot, au sein d’une PME, nommée MSS. A ce moment-là, dans quel état d’esprit êtes-vous ?
Clairement, je suis remonté comme une horloge. Pour moi, on me donne une seconde chance, que je suis prêt à saisir peu importe le prix à payer. Tout simplement parce que je savais qu’avec un travail, s’offrirait à moi un horizon moins sombre : j’allais pouvoir postuler pour bénéficier d’un logement, et surtout, je retrouvais une fonction dans la société. Car sans travail, on est complètement marginalisé : la première chose qu’on demande à quelqu’un quand on le rencontre c’est « que fais-tu dans la vie ?» Et quand tu réponds que tu n’as pas de travail et que tu es sans domicile fixe, que ton compte bancaire c’est un livret A (rire), les gens s’écartent et te regardent comme une personne atteinte d’une maladie grave.
Rapidement, vous allez déchanter : persécution, isolation, délation, infantilisation sont les let-motifs de votre quotidien au sein de cette nouvelle entreprise. Dans votre livre vous décrivez tous ces mécanismes avec lucidité. De toutes ces techniques ancrées dans le management de l’entreprise MSS, laquelle vous a le plus marqué, le plus touché ?
Franchement, c’est difficile à dire. Des cris et des humiliations dès le matin, à la promotion des salariés qui ont dénoncé un « écart » d’un de leurs collègues, en passant par la rédaction systématique de documents pour expliquer tous nos faits et gestes, il y a l’embarras du choix. Mais je crois que, ce qui aujourd’hui me fait le plus réfléchir, c’est que j’ai compris qu’avec un système bien huilé, et tout un processus fait pour, ils pouvaient casser un salarié avec un simple papier et un crayon. Ça fait rire tout le monde, mais si, c’est possible. C’est même d’une facilité déconcertante : on te fait faire des tâches qui ont pour finalité de te mettre volontairement en situation d’échec, tout le temps, dans le but que toi-même, in fine, tu te dévalorises – et après tu es dans l’acceptation, voire la soumission.
Le livre nous scandalise. Mais, du fait d’un ton parfois sarcastique, il nous fait rire aussi. Était-ce important pour vous d’utiliser ce type d’expression afin de ne pas tomber dans le misérabilisme ?
En effet, je ne voulais pas m’apitoyer sur mon sort et j’ai la conviction qu’avec un petit peu d’humour, on fait passer parfois plus de messages qu’en faisant pleurer dans les chaumières. Et puis ça collait avec ma personnalité : je suis de nature plutôt joyeuse. Alors j’ai essayé de faire de ce passage de ma vie, sans doute le plus sombre, quelque chose de positif – car ce qui compte c’est le rebond et non la chute. Le ton parfois employé dans le livre fait office de miroir de cette philosophie de vie qu’est la mienne.
Vous utilisez l’expression management par la terreur plutôt que management par la peur ? Qu’est-ce qui différencie les deux ?Tout simplement, c’est le degré. La peur c’est la boule au ventre, la terreur c’est quand ça dépasse la boule au ventre.
Dans le mode de production capitaliste, la relation que noue un salarié et celui qui l’emploie est une relation de subordination fondée sur la dépendance économique. En période de chômage de masse, devient-elle un lien de pure soumission ?
Bien-sûr, plus le nombre de chômeurs augmente et plus la pression elle aussi augmente. La fameuse phrase « Pourquoi tu te plains, il y a 100 personnes prêtes à te remplacer », n’a jamais autant fait mouche qu’aujourd’hui. Et quand c’est ton supérieur qui te dit ça, tu n’as pas d’autres choix que de la fermer. Et ce climat dans lequel tu te crois privilégié car tu as un emploi stable, est alimenté par les médias qui ne cessent de répéter en boucle les chiffres du chômage. Alors certains se culpabilisent, se disent qu’ils ne sont sans doute pas assez bien, car ils n’arrivent pas à encaisser la pression, et d’autres jouent le coup du « je suis un résistant » et je reste malgré les coups du quotidien qui me sont portés, ce qui est un faux combat. Il ne faut pas être prêt à tout pour garder son job, surtout il ne faut pas y laisser son honneur, son amour propre. Et c’est d’ailleurs pourquoi, quand on retrouve celui-ci, on se sent revivre. Au sein de MSS, ce qui m’a fait le plus de bien, c’est quand après des mois d’humiliations, j’ai eu pour la première fois l’audace de répondre aux invectives injustifiées de mon directeur opérationnel. Et pourtant ce n’était qu’un petit pic.
On a l’habitude d’observer que dans le monde de l’entreprise, le discours managérial tord le vocabulaire. Mais au sein de MSS, le dévoiement des mots y était démesuré. Au point que dans le livre vous faites référence à George Orwell et à son concept de novlangue. De l’intérieur, comment vit-on cette absence de respect à l’encontre du sens commun des mots ?
Clairement, tous tes repères explosent. Au début tu te sens perdu. Ce qui est d’ailleurs leur objectif, de casser tous tes repères, c’est une technique de manipulation dans le but de te rendre plus malléable. Car, quand tous tes points de repères explosent, qu’on t’a forcé à faire table rase du passé, le seul phare qui reste pour t’éclairer c’est leur fameuse technique maison, qu’il faut appliquer. Et le langage, pour eux, c’était la première des choses à casser. A commencer par ton nom, qu’on change, afin de te dépersonnaliser. Moi c’était CPO, et je parlais de moi à la troisième personne. Tout ça mis dans un système où on te déplace de bureau chaque jour pour que tu ne te sentes jamais vraiment chez toi, où on te donne l’interdiction de parler avec les autres salariés, fait que rapidement tu t’enfermes. Tout était codé, de la façon d’écrire les phrases à la couleur du stylo !
Le plus frappant dans cette histoire de démolition des salariés, c’est l’inconscience heureuse des démolisseurs ? Comment l’expliquez-vous ?
Tout d’abord, je pense que c’est dû à la volonté absolue chez eux, d’obtenir les résultats espérés – surtout sur le plan financier-, et pour cela ils n’avaient aucune limite, aucune éthique. Et puis une fois qu’on a dit ça, je pense qu’on peut assurer que cette envie constante de démolir, de rabaisser, dépasse le cadre du travail, ça devient de l’ordre du rapport au pouvoir et à sa façon de l’exercer. Je pense qu’il y avait chez eux l’envie de posséder le salarié, le plaisir voyeur de le voir devenir une machine, la jouissance d’avoir le contrôle total sur lui.
Tout au long de votre livre, on observe que cette atmosphère insupportable accouche de conséquences néfastes telles que le départ de certains salariés, la baisse d’implication et le manque d’engagement… finalement, tout le monde y perd… pourquoi selon-vous les dirigeants s’obstinaient-ils alors dans ces méthodes dictatoriales ?
Faut comprendre que pour eux, c’est comme à l’armée, ils ont des pertes possibles. Alors oui, effectivement, beaucoup de gens s’en allaient mais je peux vous assurer que pour ceux qui restaient, ils étaient prêts à faire n’importe quoi.
Et puis je pense, que pour la direction, l’objectif n’était pas de rendre les salariés ultra-productifs mais de les rendre le plus flexibles possible – ainsi, on était affectés à d’autres tâches d’un claquement de doigts, on était malléables et modulables, et ça, pour ce genre d’entreprise, ça n’a pas de prix, y compris celui de la dignité humaine.
Ecrire ce livre vous-a-t-il permis d’étendre votre expérience au sein de cette entreprise au-delà d’un bloc de souffrance, notamment en analysant les causes de cette souffrance ?
Exactement, écrire et poser les mots m’a offert cette distanciation nécessaire pour mieux comprendre cette période de ma vie. Bien que cela n’a pas été facile, car écrire est un luxe que je pouvais difficilement m’offrir. Mais cela m’a été bénéfique, en tout point. Grâce à cela j’ai vécu une aventure commune merveilleuse qu’est la réalisation d’un livre à 4 mains, avec mon ami Nicolas. Sa publication et sa promotion m’ont permis de faire de multiples rencontres, dont celle de mon épouse. Et j’ai, pour finir, l’immense fierté d’avoir réussi à faire d’un accident de la vie quelque chose de positif.
Vous avez décidé d’intenter une action en justice contre votre ancienne entreprise, comment avez-vous vécu le premier procès et où en sommes-nous aujourd’hui ?
Je n’attendais rien de ce jugement-là, j’ai eu la chance déjà de pouvoir me reconstruire avec le livre, qui était ma vraie rédemption, nul besoin d’attendre le procès pour faire entre guillemet mon deuil. Ils ont fait appel, c’est dans leur droit, ça sera rejugé. J’ai confiance, les faits sont accablants. Le livre d’ailleurs n’est qu’un condensé de tout ce qu’on a pu vivre au sein de cette entreprise. Ils ont refusé de parler et ça je le comprends, c’est le droit français qui est fait ainsi. Mais j’aurai malgré tout aimé avoir des réponses de leur part et pouvoir encore plus les confronter face à leurs actes. De les revoir ça ne m’a pas touché, ce qui a été dur c’est de devoir une fois de plus raconter et donc revivre ces moments douloureux à travers des souvenirs qu’on souhaite oublier – honnêtement, deux trois jours avant le procès, je ne dormais plus.
Aujourd’hui, où en êtes-vous et qu’en est-il de votre avenir ?
Je prépare un documentaire sur le harcèlement en entreprise. Comme on passe le plus clair de notre temps à travailler, je voulais m’épanouir au travail et par la même occasion essayer d’utiliser le pouvoir de l’image pour donner la parole à ceux qui ne l’ont pas et de me faire le relai d’une souffrance trop méconnue…
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