Lundi 6 juillet 2020.
En septembre 2019, Amandine Mathivet, sociologue du travail, a lancé « Au turbin ! », un podcast mensuel sous forme d’épisodes de 25 minutes qui « parle du travail, l’interroge, le remet en cause ». Pour Travailler au Futur, elle revient avec nous sur cette initiative dans la droite lignée de son métier, qui consiste à réaliser des expertises sur les conditions de travail pour les représentants du personnel. Tout comme dans son podcast, la collecte de la parole des salariés y est centrale.
Pourquoi avoir choisi le format podcast plus qu’un autre ?
Amandine Mathivet : Le podcast est un dispositif audio qui permet à la fois une facilité de diffusion et d’écoute. Il n’y a pas de contrainte majeure, notamment celle de devoir se plier à une grille de programmation radio. Le podcast m’offre une certaine liberté tant dans le format que dans le contenu. J’ai par exemple pris le parti de surreprésenter les femmes chercheuses, sous-représentées dans les médias.
Ecouter le podcast : Au Turbin !
Est-ce un choix éditorial de votre part que de vouloir mélanger des témoignages de travailleuses et travailleurs avec des analyses de chercheurs/experts ?
Avant tout, j’avais cette envie de vouloir donner une place importante au témoignage. Je voulais me concentrer sur les premiers concernés : les salariés. Tout simplement parce que ce sont eux, qui au quotidien, vivent et subissent les problématiques liées au travail, à son évolution, à ses mutations. C’est donc à eux, en priorité, de prendre la parole. Après, il y avait cette idée d’accoler les témoignages avec des analyses de chercheuses ou experts de la problématique, afin de donner à l’auditeur un éclairage plus global et objectif, réalisé à partir de recherches précises.
Vous optez souvent pour un ton détendu, avec un brin de sarcasme : pensez-vous que l’humour permet de mieux marquer les esprits ?
Evidemment. L’objectif étant pour moi d’offrir le contenu le plus pédagogique possible et de faire en sorte qu’il ne soit pas rébarbatif. On offre donc un propos certes sérieux, mais qui se veut détendu. L’humour n’empêche ni le sérieux ni la rigueur. Au contraire : on peut à la fois se divertir et apprendre plein de choses. Le travail prend déjà une place importante dans le quotidien, alors pour écouter une émission qui parle du travail, il me semblait important de réaliser un contenu dynamique, teinté d’une pointe d’humour. Le choix de mon ambiance musicale est aussi la marque du podcast. Je termine quand même tous les épisodes avec la Compagnie Créole et un passage qui fait l’apologie des vacances (« C’est aux vacances que va ma préférence »).
Avez-vous été touchée par les différents témoignages de salariés que vous avez recueillis ?
Je fais des entretiens relativement longs avec les personnes que je rencontre, donc je m’attache à l’ensemble des gens que j’ai pu interroger. Les thématiques sont diverses et variées : j’essaye de les mettre en valeur, d’être au plus près d’eux, de les écouter au mieux et de les valoriser. Je consacre beaucoup de temps au montage. Donc oui, au final, cela produit des témoignages à la fois touchants et pertinents.
Sur beaucoup de thèmes, vous déconstruisez le dévoiement des mots, les anglicismes qui « viennent pousser les cloisons ». Selon-vous, la réhabilitation du sens commun des mots est-elle la mère des batailles pour que le débat contradictoire puisse être aujourd’hui possible ?
Dans le monde de l’entreprise, le discours managérial tord le vocabulaire. Avec un podcast centré sur le travail et qui met en avant celles et ceux qui se rendent tous les jours chez leur employeur, il m’est paru indispensable de déployer un sens critique à cette euphémisation des termes, où l’on superpose des mots à ceux qui préexistaient pour au final pas grand-chose. Il y a des nouveaux mots, des nouveaux concepts, mais qui ne décrivent pas de nouvelles situations. D’où l’importance de faire un décryptage sémantique et critique de tous ces nouveaux termes qui submergent le monde du travail et qui donnent le sentiment de se réinventer sans cesse.
Ce glissement, on l’observe aussi dans la manière nouvelle de nommer les différents postes : une caissière est maintenant nommée hôtesse de caisse, un homme ou femme de ménage, un technicien ou une technicienne de surface. Et le piège, c’est qu’on pourrait se laisser croire que cela découle d’une volonté de valoriser le métier. J’essaie justement de montrer que derrière ces mots, il y a une réalité bien différente, dans laquelle la valorisation salariale ne suit pas et les conditions de travail restent les mêmes, voire se dégradent.
Ecouter l’épisode 5 : Les femmes et le syndicalisme
Dans les choreutes du monde médiatique, la pensée a-t-elle encore sa place ? Notamment sur le thème des rapports sociaux dans l’entreprise, souvent isolés dans des suppléments ou engloutis par les questions économiques ?
En effet, dans les journaux par exemple, on parle beaucoup plus d’économie ou de la vie en entreprise. Après j’observe, et cela va dans le bon sens, qu’on aborde de plus en plus les conditions de travail. Le problème est que cela se fait par secteur et en fonction des différentes crises économiques. On s’intéressera à la fermeture d’une entreprise, aux licenciements massifs mais plus sous l’angle de l’emploi, de sa perte et des conséquences économiques, que du travail et des activités que menaient ces salariés. De plus, les différents formats, surtout au niveau de l’audiovisuel, n’offrent pas le temps nécessaire pour qu’une pensée puisse se dérouler. De ce fait, on se retrouve soit avec des portraits d’individus qu’on ne remet pas dans un contexte global, ou avec des émissions qui n’invitent que des sachants. D’où mon ambition d’allier les deux à travers mes podcasts, de connecter des vécus, des expériences, au savoir, à la recherche.
Au-delà du rapport capital/travail, vous vous attaquez également aux questions sociétales. Notamment par le biais d’un podcast passionnant sur les femmes et le syndicalisme. En quoi selon vous est-il important de mettre en corrélation ces thématiques ?
Je ne pouvais pas faire l’impasse d’une analyse en termes de genre dans mon podcast. Les femmes représentent la moitié de la population active et à poste égal aux hommes, elles sont moins bien rémunérées, elles sont peu nombreuses dans les comités de direction et sont également moins représentées syndicalement. C’est pour cela que dans la construction de mes épisodes, notamment celui sur le syndicalisme, les femmes y occupent une place prépondérante en écho aux préoccupations actuelles de la société.
Justement, d’où vous vient cette volonté d’être aussi proche des travailleuses et travailleurs et en quoi la question du travail vous passionne autant ? Et que voulez-vous transmettre à travers vos podcasts ?
Ce qui me fascine, c’est notre capacité à absorber un lot de contraintes et de malgré tout vouloir bien faire notre travail. On est des millions de salariés à se rendre tous les jours au boulot, à être sous le joug du rapport salarial, de la subordination, de l’impératif de répondre à une commande d’un tiers supérieur, d’un patron.
Le travail est le reflet de notre société. Il est central. On peut penser beaucoup de choses à partir du travail, tout d’abord la place qu’on lui accorde. Le travail permet d’aborder les questions de précarité, d’inégalités, de discriminations mais aussi d’écologie.
Ce qui faisait sens pour moi à travers ce podcast, c’était l’idée de mettre en avant des paroles qu’on entend peu, de mettre à l’honneur des vécus différenciés. De parler de la pénibilité et de l’absurdité du monde du travail.
La démarche est de déconstruire un discours dominant, celui de la responsabilité individuelle à tout va par exemple. Le point de départ est toujours de partir d’un discours managérial, d’entreprise et d’en analyser les effets sur le travail. Pour l’épisode 1 j’ai souhaité réfléchir au télétravail qui est une mesure très séduisante. L’idée étant d’expliquer que le télétravail n’a été pensé ni pour améliorer les conditions de travail, ni pour les dégrader, mais pour faire des économies. Sur la question du team building (renforcement d’équipe dont l’objectif est le resserrement des liens entre les employés d’une entreprise) -ma question de départ c’est, qu’est-ce que cela dit du travail que des directions décident de développer des séminaires au bord de la mer ou de faire faire du saut à l’élastique aux salariés. Pour les reconversions professionnelles c’est pareil, il y a un discours dominant sur le mouvement, le changement en permanence. Mais ce message est-il destiné à tout le monde ? Et finalement, qui sont ces personnes qui se reconvertissent ? Des profils ne sont-ils pas écartés ? Voilà une série de questions que je me pose dans la construction d’un épisode et à laquelle je tente d’apporter des réponses, tant avec les témoignages qu’avec l’interview d’une chercheuse.
Ainsi mes podcasts peuvent être un outil pour les salariés, représentants du personnel, pour collectivement se défendre sur une palette large de sujets ou tout simplement pour découvrir des problématiques liées au travail. J’aimerais qu’ils soient écoutés par les travailleurs du quotidien, car ils parlent de ce que n’importe quel salarié pourrait rencontrer dans sa carrière.
Pourquoi avez-vous réalisé une série spéciale de podcasts, intitulée « J’ai mal à l’hôpital public » ?
D’habitude, mes épisodes ne sont pas en lien avec l’actualité. Mais cette fois-ci, la crise sanitaire et le confinement me donnaient l’occasion de parler spécialement de l’hôpital public. Mais j’ai malgré tout, voulu ne pas me focaliser sur le traitement de la crise du coronavirus. J’ai essayé de prendre de la hauteur afin de réfléchir à comment nous en sommes arrivés là, en parlant du système, de l’organisation. C’était assez ambitieux sur le fond, puisque j’ai souhaité aborder un sujet complexe en parlant de la manière dont l’hôpital public a évolué et quels ont été les effets sur les conditions de travail du personnel et plus globalement sur le système de santé. Ambitieux aussi sur la forme, car d’une part tout s’est réalisé à distance, pendant le confinement, et d’autre part j’ai testé des nouveautés, comme dans le dernier épisode, où j’ai fait pour la première fois le choix de donner la parole à une seule personne pendant une demi-heure afin de parler de l’hôpital de demain. Ce podcast a été pensé comme une nécessité au regard de l’actualité. Une volonté de proposer des clés de compréhension sur l’état actuel de l’hôpital public pour que quelque part la personne qui écoute prenne conscience de l’urgence sociale et économique d’une intervention des pouvoirs publics.
Ecouter le podcast : Au Turbin !
Entretien réalisé par Guillaume Montaudouin.