Mercredi 7 octobre 2020.
Par Michel Héry et Marc Malenfer. Mission Veille et prospective INRS.
Le site d’investigation Reveal a récemment consacré une enquête aux conditions de travail des employés d’Amazon, vu plus particulièrement sous l’angle des accidents du travail et des maladies professionnelles(1).
Cette étude très documentée montre une sinistralité plus forte que chez les autres acteurs du secteur de la logistique aux Etats-Unis. A travers les chiffres fournis, on constate que, malgré les interventions des autorités américaines (instances de régulations du travail, personnel politique) et quoi que prétende l’entreprise, la situation ne s’est pas améliorée au cours des dernières années. En cause : des rythmes de travail insoutenables qui cassent les corps et des investissements dans des mesures de prévention très insuffisants face à des exigences toujours croissantes en matière de productivité. La crise de la Covid-19, pendant laquelle l’entreprise a connu une très forte augmentation de ses ventes, n’a évidemment pas amélioré les choses(2).
Face à cette situation, la réponse de l’entreprise est classique : une rotation sur les différents postes de travail, des emplois aménagés à pénibilité réduite. Ces solutions d’ores et déjà insuffisantes, puisqu’elles ne permettent pas de limiter le risque directement lié aux rythmes de travail excessifs, sont d’ailleurs abandonnées en période de forte demande commerciale. Face à des indicateurs qui se dégradent, l’entreprise se retrouve à déployer des techniques de dissimulation de la sinistralité, en tentant de garder sous contrôle les déclarations d’accidents au risque de nuire à l’apport de soins nécessité par l’état de ses salariés (encouragement à ne pas déclarer d’accidents ; limitation du nombre de personnel responsable de la santé et sécurité dans les entrepôts ; hospitalisations des salariés dans des cliniques sous contrôle du groupe…).
Aucun de ces phénomènes n’est nouveau et tous ont déjà été décrits dans plusieurs entreprises aux Etats-Unis. Cependant, un élément mérite un examen plus approfondi dans l’enquête consacrée à Amazon : la sinistralité est plus élevée dans les entrepôts fortement robotisés que dans les autres. L’explication tient au fait que les actions des travailleurs et celles des robots sont interdépendantes et que la cadence de travail est imposée au rythme plus élevé, tenu par les machines. Ainsi dans tel entrepôt, l’introduction de la robotisation a eu pour effet de faire passer l’objectif horaire des pickers (qui saisissent et scannent les produits) de 100 à 400 objets. Cette intensification du travail est génératrice d’accidents chez les opérateurs ; elle a évidemment un rôle important dans le développement des maladies telles que les lombalgies et autres troubles musculo-squelettiques.
En matière de gestion de la robotisation de la production et des conséquences sur la santé des travailleurs, le cas de Tesla constitue un cas d’école et présente des similitudes avec Amazon. Avec le lancement du Model 3, l’entreprise a dans un premier temps fait le choix du tout robotisation : aucun humain ne devait plus intervenir dans les opérations de montage des voitures. Cette option s’est rapidement révélée intenable au regard des objectifs de production et il a fallu réintroduire des travailleurs en complément ou en remplacement des automates défaillants sur une chaîne de montage conçue trop rapidement. Cela s’est malheureusement fait sans adaptation des postes de travail aux hommes et aux femmes qui les occupaient. De nombreux accidents du travail et maladies professionnelles en ont résulté, objets de dissimulation comme chez Amazon et d’autres(3).
Amazon et Tesla ont la particularité d’être des technology companies, issues des technologies de l’information et de la communication ou d’activités qui leur sont liées (comme la fabrication de batteries électriques). Leur culture est différente des entreprises traditionnelles (celles de la grande distribution ou des constructeurs automobiles) qu’elles viennent concurrencer. Ainsi par exemple, toute la stratégie d’Amazon est construite autour de la satisfaction client (qualité, délais, prix) au risque de reléguer au second plan la sécurité des travailleurs. Chez Amazon et Tesla, comme chez leurs confrères du secteur des techs, les vertus cardinales sont l’agilité et l’innovation. Ainsi par exemple, elles n’hésitent pas à expérimenter en grandeur nature et à revenir en arrière si les résultats ne sont pas satisfaisants : les chaînes de montage de Tesla, de l’aveu même de l’entreprise, n’étaient pas finalisées quand elles ont été mises en route et devaient logiquement être revues au moins dans les premiers mois de leur fonctionnement. Ce qui se fait en général sans difficulté quand il s’agit d’expérimentations au laboratoire ou en demi-gros prend une tout autre dimension quand il s’agit de productions de masse impliquant un nombre important de travailleurs.
Clairement, dans les deux exemples traités dans cet article, l’organisation de la production est faite en fonction de l’impératif de satisfaction client dans un contexte de numérisation qui accélère les rythmes de consommation. La robotisation est perçue comme la solution productive prometteuse, charge au travailleur de s’y adapter en tentant de suivre le rythme de la machine ou en s’intercalant entre les machines pour pallier leurs carences. Les objectifs économiques dont on voit bien qu’ils sont les principaux moteurs de ces changements n’ont pas intégré dans leur logiciel que l’homme devrait être au centre de toutes choses.
Cette sujétion de l’homme à la machine dans le monde du travail se développe dans d’autres domaines d’activité (les plateformes de livraison du dernier kilomètre faisant appel à des coursiers par exemple). Elle est non seulement contraire au bon sens, mais aussi à la réglementation du travail en Europe. C’est à l’ensemble des acteurs du monde du travail de faire en sorte que ces pratiques délétères ne s’implantent pas : elles sont évidemment nuisibles aux travailleurs, mais également destructrices du tissu économique et social.
(1) https://revealnews.org/article/how-amazon-hid-its-safety-crisis/
(2) https://www.nytimes.com/2020/06/09/technology/amazon-workplace-warehouse-coronavirus.html
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