Texte collectif.
Une période lourde de menaces et de possibilités
Nous sommes dans une conjoncture rare, où les milieux sociaux dominants (dans le monde et dans notre pays) mettent ouvertement à profit la crise sanitaire pour inventer et installer de nouveaux modes de domination du travail et de la société.
Le moment est périlleux mais aussi propice et crucial pour placer l’émancipation du travail au cœur d’un processus de résistance et de transformation réussie des rapports sociaux. Le travail est constitutif du genre humain avec la pensée et le langage. C’est cette vision du travail que nous plaçons au cœur de notre réflexion. Le but : cheminer vers une civilisation fondée sur le travail libéré, synonyme d’ «Homme producteur » de biens, de services et de valeurs émancipés des contraintes de profitabilité et d’accumulation.
Le continent du travail ouvre sur des horizons plus vastes que l’emploi
Pour beaucoup de nos concitoyens et concitoyennes, l’emploi est l’objet de toutes les attentions et aussi de beaucoup de luttes sociales. Comment n’en serait il pas ainsi ? Pour l’immense majorité prolétarisée (coupée des moyens de produire) l’emploi constitue le gagne-pain et la source d’une protection sociale conquise par les luttes.
Pourtant l’emploi dans notre société est une construction sociale, calibrée par les besoins de rentabilisation des capitaux et rétrécie à son gré.
Or, le travail est bien plus grand que cela car il est cette immense part de l’activité humaine qui produit des valeurs et des richesses. Valeurs économiques, marchandes, mais aussi culturelles, symboliques, subjectives. On peut donc très bien travailler sans avoir d’emploi. Exemples : travail bénévole, travail ménager, travail sur soi-même, etc. Inversement on peut avoir aussi un très bon emploi sans travailler comme les traders qui gâchent, chaque fraction de seconde, des valeurs créées par le travail.
Une tendance lourde à la déshumanisation
Dans les organisations actuelles du travail (dans l’entreprise en premier lieu, mais pas seulement) une tendance lourde ne cesse de s’amplifier : ce sont des lieux de négation de la citoyenneté. Les salariés deviennent les objets de décisions, de directives, prises et formulées ailleurs, hors de leur milieu d’activité. Elles sont le plus souvent opaques, imposées sans concertation par des stratégies managériales ignorant le plus souvent la réalité du travail.
Les situations ainsi créées provoquent chez les travailleurs et travailleuses l’aggravation de leurs difficultés, quand ce n’est pas une impossibilité, à vivre leur travail. A vivre donc, purement et simplement.
Des conséquences graves pour les personnes et pour la société
a) Les innovations techniques, telles qu’elles sont conçues et employées, aggravent encore la déshumanisation des situations de travail, soumises qu’elles sont à une logique de profit capitaliste.
b) Tout se passe comme si le travail humain n’était qu’un processus technique. Pour une personne en situation de travail, c’est insoutenable! Les travailleurs et travailleuses sont dépossédés de leur capacité d’initiative, isolés d’une dimension collective pourtant vitale. Car, on ne peut être seul face aux difficultés permanentes du travail, en dépit des apparences!
c) La pire des conséquences est sans doute l’obligation dans laquelle se trouvent les travailleurs de parer à cette lacune : ils et elles se trouvent contraints de travailler à recréer des conditions, individuelles et collectives, leur permettant de travailler… «malgré tout ». Jusqu’au moment où les défenses se relâchent, où les barrages cèdent.
d) Mécontentement, souffrance, dégoût en résultent. Ce qui génère, entre autres dégâts, le désengagement, le renoncement, la recherche de palliatifs hors de l’univers du travail et, malheureusement, des atteintes à la santé, si ce n’est pire.
e) Comment une telle situation pourrait-elle -pour l’immense majorité des gens qui travaillent en position de dominés- ne pas affecter les rapports au mouvement social, à la politique? Comment pourrait-elle ne pas dégrader la perception des problèmes posés par le délabrement des milieux de vie et de la nature?
f) En premier lieu, c’est souvent la perception de leur utilité sociale qui est en jeu : «Quelle signification donner à l’activité lorsque l’on est dans l’ignorance de l’utilité de ce qu’elle produit?»
g) L’entreprise, le milieu de travail, on l’a dit, sont des zones de non-citoyenneté. Mais il convient d’être plus précis : ils n’offrent plus, ou rarement, des espaces ou des moments de pensée où puissent naître et se renforcer des réflexions permettant de se demander ensemble : « Qu’est-ce que nous sommes en train de vivre ? » Privées de leur citoyenneté au travail, les personnes tendent à l’être aussi dans leur vie sociale en général. Phénomène que l’on observe particulièrement aujourd’hui parmi les jeunes travailleurs.
Mobiliser les expériences du travail
Nous en sommes persuadés : reprendre pied dans le débat de société n’est pas dissociable de la possibilité de penser les contenus, l’organisation, l’orientation de leur travail par les individus, mais aussi, par les collectifs.
Il ne s’agit pas de postuler l’exigence de reconnaître aux travailleurs un supplément d’âme, ni de déplorer et honorer leurs souffrances et mérites, chose que la société capitaliste a toujours su faire d’une façon ou d’une autre. Il ne s’agit pas non plus seulement d’inscrire dans un programme l’exigence de droits nouveaux.
Pour les forces sociales, politiques, intellectuelles qui cherchent une issue, il s’agit d’admettre que c’est dans l’expérience et le vécu du travail que doivent être recherchés les éléments de réflexion et de proposition permettant d’envisager une nouvelle efficacité de l’action transformatrice. Et c’est en sollicitant l’expression de leurs questions par les premiers intéressés, de leur vision de la vie au travail, du sens que prend celui-ci pour eux, que l’on envisagera de débuter. Car aucun problème ne peut être sérieusement abordé sans le concours de ceux et celles qui l’éprouvent.
Cela interpelle certainement la conception habituelle de l’action en faveur d’une transformation des rapports sociaux. Nul ne conteste la nécessité des appels à la lutte, pas plus que la proposition d’objectifs et d’analyses générales, tels que les avancent programmes et plateformes. Mais l’essor d’un mouvement transformateur dépend de la reconnaissance -d’abord par les premiers concernés- des conditions objectives dans lesquelles travailleurs et travailleuses vivent -personnellement et collectivement- les contraintes auxquelles ils sont exposés dans la diversité de leurs secteurs d’activité.
Un projet évolutif et une aptitude à saisir les opportunités
Il s’agit certainement de concevoir et élaborer une progression des étapes, en lien avec la situation politique et sociale et ses évolutions. La période actuelle n’est pas avare d’exemples suscitant cette réflexion.
C’est le cas pour le télétravail présenté comme une panacée miraculeuse !
Dans tous ces cas, aucune parole surplombante, aucun discours théorique ne sauraient à eux seuls rendre compte des situations signalées. Le travail n’est pas résumable aux points de vue extérieurs.
Ce n’est pas un simple procès technique, y compris dans les situations où d’importantes transformations semblent annihiler la responsabilité humaine. Il n’est pas réductible à sa dimension organisationnelle, encore moins au lissage auquel se livre volontiers le discours managérial. Là où l’on croit pouvoir le décrire comme s’il ne s’y passait rien d’autre que de prévu ou prévisible, c’est précisément parce qu’un travail essentiel… autant que méconnu est accompli par ceux et celles qui agissent. Ni le discours expert, délivrant la vision formelle, abstraite, du travail, ni le discours théorique, généralisant, ne peuvent rendre compte de la complexité et de la variabilité du travail.
Appel
Nous sommes plus que jamais convaincus qu’il y a dans le travail, dans l’activité des hommes et des femmes au travail (malgré l’exploitation, la souffrance parfois et l’aliénation) des réserves d’énergie pour hâter la transformation des rapports sociaux au profit d’une activité libre de travailleurs associés.
Nous vous invitons à nous associer afin d’appuyer et favoriser toutes les initiatives concourant à la reconnaissance du travail, et de celles et ceux qui le réalisent, et en faveur de la complète prise en compte des exigences de la santé, de la dignité et de la citoyenneté au travail.
Signataires :
Pierre Bachman, ingénieur, ancien responsable syndical, membre du PCF, section d’Aix-en-Provence.
Daniel Faïta, professeur émérite des universités, fondateur de l’ergologie avec Yves Schwartz et Jacques Duraffourg
Roger Moncharmont, ancien fonctionnaire public, adhérent au PCF, section de Lunel, fédération de l’Hérault
Bernard Delord, économiste, syndicaliste et membre de l’assemblée citoyenne des 1ère et 8ème circonscriptions de l’Hérault
Gabriel Loose, ancien du secteur postal, syndicaliste CGT-FAPT
Bernard Provins, ouvrier métallurgiste professionnel, syndicaliste
Serge Ressiguier, PCF, fédération de l’Hérault, co-animateur du collectif salariés de Sanofi et recherche publique
Henri Sierra, ancien fonctionnaire public, syndicaliste CGT