Pour Pierre Musso, professeur en Sciences de l’information et de la communication, quand elle arrivera, la fin de l’épidémie de covid-19 « ne pourra pas marquer un retour à la situation ex-ante comme si cela n’avait été qu’une mauvaise parenthèse. La financiarisation et le court-termisme deviennent insupportables pour l’économie réelle, l’industrie et pour les sociétés qui ont besoin de prévision et de perspectives de long terme, voire de sens. »
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Comment vivez-vous concrètement, dans votre quotidien de travail, le confinement instauré depuis le 16 mars dernier pour cause d’épidémie de coronavirus ?
Pierre Musso : Je suis confiné dans mon appartement parisien. Comme chercheur et n’ayant plus d’enseignement à délivrer, je suis assez habitué à travailler en milieu confiné, à la maison, dans un bureau ou à la bibliothèque. Pour l’instant je ne subis pas une contrainte trop forte avec l’aide de mes proches, de l’internet et des visioconférences avec mes collègues. En temps ordinaire, je suis souvent un télétravailleur fixe ou nomade. Mais dans la crise sanitaire actuelle, cela n’est possible que grâce à tous les salariés de la chaine alimentaire, de la logistique et de nombreux services publics qui permettent de vivre confiné et de recevoir des courses à domicile deux fois par semaine.
Selon vous, qu’est-ce que cette crise révèle de l’actuelle organisation du travail dans notre pays et dans le monde ?
Cette crise met au jour les profondes réorganisations des entreprises, notamment les plus grandes, et par conséquent du travail à l’heure de la « globalisation ». Le dogme managérial des « chaines de valeur » a consisté à éclater les centres de production à l’échelle de la planète et à désindustrialiser localement pour profiter des différences de coût de main d’œuvre entre les pays. On constate de façon dramatique les résultats de ces délocalisations de la production, notamment en Chine, avec la pénurie de masques dans cette période. Cette « désindustrialisation » et la délocalisation des usines ou de centres recherche, au nom du célèbre et triste slogan visant à créer des « entreprises sans usines », sont une absurdité économique et une catastrophe sanitaire, écologique et sociale. Cette dispersion des productions et des compétences à l’échelle planétaire nécessite de gigantesques et fragiles chaînes logistiques de transports pour organiser le fret maritime et routier qui génère une forte pollution. L’Europe n’ayant plus aucune politique industrielle depuis un demi-siècle a aggravé ce phénomène à l’échelle du continent au nom du dogme de la « concurrence libre et non faussée » appliqué y compris entre les pays à l’intérieur de l’Union. Pour organiser ces chaînes de valeur, les très grandes entreprises ont aussi multiplié les chaines de sous-traitance pour diluer leur responsabilité et profiter des différentiels de législations fiscale ou sociale entre les pays, accentuant encore la concurrence entre eux dans une course au « dumping social ». Cela génère une multiplicité de formes de travail informel, non-salarié, qui représente même la majorité des emplois dans des pays comme le Brésil ou en Inde. Evidemment la gestion complexe et coordonnée à l’échelle globale de ces chaines de valeur, de sous-traitance et de logistique a été rendue possible par de puissants systèmes d’information qui sont devenus en fait les nouveaux systèmes de production. Le télétravail est lui-même une des conséquences de ces systèmes d’information et de ces réseaux de communication. Le concept de télétravail né aux Etats-Unis dès 1976, s’est développé avec l’Internet après 1990 : au début, il s’agissait surtout de limiter les déplacements automobiles dans les grandes villes, par exemple à Los Angeles pour réduire la pollution et les embouteillages.
Le « télétravail » a été très encouragé, comme recours dans ces circonstances… Mais en réalité, cela fonctionne-t-il ? Est-ce que le développement du « télétravail » est souhaitable selon vous ?
La loi française prévoit que « en cas de circonstances exceptionnelles, notamment de menace d’épidémies… la mise en couvre du télétravail peut être considérée comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l‘activité de l’entreprise et garantir la protection des salariés ». Les télétravailleurs sont contraints de s’en remettre à leur employeur et à la qualité des systèmes informatiques de l’entreprise pour organiser leur travail à distance. Mais les employeurs ont des obligations : par exemple, ils doivent prendre en charge les « coûts découlant directement de l’exercice des fonctions en télétravail, notamment le coût de matériels logiciels, abonnements, communications et outils ainsi que de la maintenance de ceux-ci ».
Il faut rappeler que le télétravail, qui peut sembler être une pratique individuelle car exercée dans l’espace domestique, relève d’une organisation collective. Le télétravail est effectué dans le cadre d’un contrat de travail et il aurait pu être exécuté dans le cadre de l’entreprise. Le télétravail ne concerne que certaines activités tertiaires et de gestion, dites de « back office », et pour le plus grand nombre de situations et de métiers, le télétravail est impossible.
Le télétravail est bien une forme nouvelle de travail qui modifie le lieu et les modalités de son exercice, qui affecte le lien social constitutif de la définition même du travail, et surtout qui suppose un usage intensif des technologies numériques, imposant un dialogue homme-machine. On observe qu’au fur et à mesure de l’extension du télétravail, le besoin de déconnexion grandit afin de maintenir une séparation entre travail et vie personnelle et pour retrouver des relations interpersonnelles, hors la médiation technologique.
S’il est pratiqué de manière correcte et en confiance, notamment si les entreprises équipent et forment les employés, le télétravail est utile. Il peut limiter les déplacements physiques, notamment pour combattre la pollution et les encombrements urbains, il permet une plus grande autonomie et un équilibre vie privée/vie professionnelle. On en voit aussi les bénéfices potentiels en temps de crise sanitaire, à commencer par le maintien sans risque d’une activité professionnelle.
Mais les effets du télétravail peuvent être négatifs s’il n’est pas clairement défini et encadré: par exemple, l’effacement des frontières entre temps de travail et repos, la perte du lien social, l’enfermement avec la machine et l’hyperconnexion continue, le risque d’effectuer de longues heures de travail et une intensification du travail, la création d’un continuum travail et domicile.
Des dizaines de millions d’emplois sont menacés dans le monde par l’impact de cette pandémie… Que cela révèle-t-il des fragilités de notre monde ?
La crise sanitaire entraîne déjà une crise économique et sociale de grande ampleur car c’est l’économie réelle qui est atteinte et pas seulement, comme précédemment, une crise financière. La survie de nombreuses entreprises est menacée et déjà se profilent la récession, des licenciements et une forte augmentation du chômage. Aux Etats-Unis où la protection sociale et sanitaire est très faible, voire inexistante pour beaucoup, pas moins de 3,3 millions de personnes ont fait en une semaine une demande d’allocations chômage ! Parmi les premiers salariés touchés, les travailleurs indépendants, tous les précaires, les travailleurs dissimulés de l’économie souterraine, comme on le voit en Italie du Sud.
Face à la crise économique à venir, à la faillite potentielle d’entreprises et à la perte d’emplois, la principale réaction des gouvernements occidentaux est de d’inonder massivement les marchés de liquidités, de distribuer, je cite, « par hélicoptère » et « ponts aériens », des milliards d’euros et de dollars, ce qui va générer un endettement exceptionnel des Etats et donc des frais financiers à la charge des contribuables, aggravant la baisse des dépenses publiques. Mais peu d’argent est mobilisé pour les services publics à commencer par le secteur hospitalier et de la santé qui en est réduit à lancer des appels aux dons. Cette crise montre la faiblesse ou l’inexistence des protections sociales pour les plus faibles, les précaires, les travailleurs pauvres etc., qui seront les premières victimes. Mais aussi l’extrême fragilité des services publics de santé qui n’ont cessé d’alerter sur leur situation depuis des années. Et elle met en pleine lumière les défaillances de l’Europe qui n’a ni politique industrielle, ni politique sanitaire, ni même une politique budgétaire qui permettrait une relance keynésienne coordonnée par l’investissement massif et le soutien de la demande, par exemple avec la création d’un revenu universel européen.
Quelles leçons y aurait-t-il à tirer de cette crise? Quelles perspectives ?
Les effets et les leçons à tirer de cette crise sanitaire sont multiples et devraient être tirés collectivement par des débats publics, notamment au Parlement. Les libertés publiques et individuelles, le droit du travail, devront rapidement être rétablis pour permettre ces débats. Il ne faudrait pas accentuer l’autoritarisme et l’hyper-personnalisation des pouvoirs, comme on le voit actuellement dans plusieurs pays et a fortiori banaliser des mesures d’exception. Par ailleurs il faudra remédier à la fragilité extrême des systèmes de santé et au sous investissement en personnel et matériel des hôpitaux. Au-delà du secteur sanitaire, apparaît l’importance des services collectifs, des biens communs, de la solidarité et de la justice sociale pour faire ou refaire société. A la sortie des deux guerres mondiales, l’OIT avait affirmé et répété que « sans justice sociale, il n’y aurait pas de paix durable ». Cela est vrai aussi pour les « guerres sanitaires », car ce sont toujours les plus fragiles et les plus pauvres qui paient le plus lourd tribut. Enfin, on constate l’importance du rôle des États, des collectivités publiques et des associations face à l’incurie de l’Europe, des marchés et des doctrines managériales qui ont par exemple, soumis l’hôpital à la gestion en flux tendu des lits, au nom du « bed management »…
La fin de l’épidémie ne pourra pas marquer un retour à la situation ex-ante comme si cela n’avait été qu’une mauvaise parenthèse. La financiarisation et le court-termisme deviennent insupportables pour l’économie réelle, l’industrie et pour les sociétés qui ont besoin de prévision et de perspectives de long terme, voire de sens. Dans cette crise, la puissance technologique et économique des pays occidentaux se heurte à la problématique fondamentale du sens de la vie, du travail ou des relations humaines et sociales que chacun peut redécouvrir dans son confinement ou dans les solidarités quotidiennes pour faire face. Là est la fragilité de la puissance. On pourrait dire que « la puissance sans le sens n’est que ruine des sociétés ».
Pierre Musso est un docteur en sciences politiques, professeur en Sciences de l’information et de la communication à Télécom ParisTech ainsi qu’à l’université Rennes-II, chercheur au LTCI, au Laboratoire d’anthropologie et de sociologie (LAS) de l’Université de Rennes 2, et associé au LIRE -ISH Université de Lyon II.