Selon le médecin du travail, Alain Carré, « Exister au travail, les hommes du nucléaire » de Guy Jobert est un ouvrage savant au meilleur sens du terme. Bien qu’il soit, selon lui, « sans doute réducteur d’en décrire en quelques lignes les méthodes et les conclusions », Alain Carré s’y est cependant essayé.
L’expertise que relate l’ouvrage, Exister au travail, les hommes du nucléaire, a été demandée par EDF, au milieu des années 1990, et a pour objet d’élucider les raisons de la récurrence revendicative des agents chargés de la conduite des réacteurs des centrales nucléaires que rien ne parait satisfaire. Elle est donc centrée sur ces agents.
Ce qui est particulièrement remarquable dans cette recherche-action de plusieurs années est la mise en œuvre de références croisées à un catalogue impressionnant de sciences humaines. Tour à tour, les observations sont passées au crible de l’ergonomie, de la sociologie, de la philosophie, de la psychanalyse, de l’économie, de l’anthropologie, de l’ethnographie. Elles sont interprétées en faisant appel à des disciplines diverses et parfois concurrentes telle la clinique du travail Yves CLOT) et la psychodynamique du travail (Christophe DEJOURS).
Ainsi, tel un paysage dont la description est plus précise selon le nombre de points de vue depuis lesquels on le regarde, ces différents points de vue épistémologiques permettent une description fine et pertinente des situations observées.
La première hypothèse du chercheur est l’identification dans l’activité des opérateurs de conduite d’une frustration en matière « d’agir au travail » du fait des automatismes experts qui gèrent, sans faille, le fonctionnement de l’installation. Cela ne laisse aucune place à l’initiative habile, ainsi qu’à la construction d’une œuvre originale susceptible d’être reconnue par les collègues de travail ou l’encadrement. Les tentatives de surpasser la gestion informatisée de la conduite en contournant les automatismes sont autant de transgressions risquées, car fautive, comme le décrit le chercheur par un exemple tragique.
La deuxième hypothèse du chercheur est l’existence de l’impact émotionnel de cette activité d’exploitation, quasi démiurgique, de la réaction nucléaire, d’un poids symbolique et de danger pour l’extérieur (moins de dix ans après Tchernobyl). Il remarque, toutefois, que l’expression des opérateurs sur ce sujet est censurée par une idéologie défensive de métier qui permet de tenir à distance une partie de ce poids émotionnel.
Il signale enfin ce qui constitue un don (au sens qu’en donne Marcel Mauss) des opérateurs dans le cadre d’un service public indispensable : la fourniture d’électricité à la nation, mission première portée par l’ensemble des agents des entreprises nationales de l’énergie et ciment de l’implication et de la sociabilité entre les travailleurs de ce secteur. C’est cette mission qu’assurent les opérateurs et qui s’ancre dans la conviction de l’utilité sociale de leur action. Or ce don est un don sans réciprocité.
Ni la frustration devant l’interface de conduite tout puissant, ni le poids émotionnel de l’activité, ni le sentiment de l’utilité sociale de l’activité ne peuvent, par conséquent, recevoir de contre-don, d’où les revendications récurrentes et insatisfaites des opérateurs de conduite.
Bien que publié en 2014, l’ouvrage a été rédigé au cours des années 1996-1997, malgré le peu de distance des changements organisationnel en cours dans ce secteur et au-delà, ceux-ci ayant commencé à l’orée des années 1990, l’ouvrage les évoque mais n’en pèse pas complètement les implications pour les opérateurs de conduite, faute d’un recul suffisant.
Les changements de nature politique dans ce secteur sont liés à la prise de pouvoir des gestionnaires néo libéraux sur les ingénieurs. La rentabilité prend le pas sur la technicité. Le cout du kilowattheure est l’indice de référence. La gestion technique cède le pas devant la « gouvernance par les nombres ». C’est ainsi que se met en place une sous-traitance « au moins disant » de la maintenance . Cela va engendrer des conséquences qui vont avoir un impact sur le travail des agents des centrales nucléaires de production d’électricité, notamment ceux de la conduite, en rompant le lien avec la maintenance des installations.
Comme le constate l’ouvrage, la maintenance est depuis le début des années 1990 en grande partie confiée à des sous-traitants. Même si la compétence technique des travailleurs de la sous-traitance n’est pas en cause, les temps d’intervention insuffisants, le caractère nomade de ces travailleurs, la précarité de leur emploi, l’existence de risques qu’ils assument en substitution des agents EDF , ne sont pas propices à des échanges « en confiance » avec les agents de la centrale.
Autrefois, la maintenance était assurée par des services internes. Le renfort en cas d’incident et lors des maintenances programmées, lors des arrêts de tranche était confiés à des intervenants internes, professionnels de très haut niveau d’expérience .
Cela avait pour conséquence, pour ces professionnels, une connaissance fine et en quelque sorte vécue de l’installation : de ses différences avec d’autres installations de même modèle, de ses qualités mais aussi de ses faiblesses. Au cours des échanges avec les professionnels du site, notamment avec les rondiers, lors de leurs semaines d’entretien, cette connaissance était partagée et parvenait ainsi aux opérateurs de conduite. Cela était essentiel. En effet, une installation technique est une singularité et une entité vivante. A sa naissance, elle n’est jamais complètement identique à une de ses « sœurs » et elle ne vieillit pas de façon identique à chacune d’entre elles. La perception précise de cette singularité participe pour les professionnels qui y interviennent (ou régissent son fonctionnement) à la construction pour chaque opérateur de ce qu’on désigne comme l’image opératoire de l’installation, au sens qu’elle est le gage de la pertinence d’une action sur le procès technique.
Faute d’une construction de cette image, la maîtrise de l’installation peut ne pas être appropriée.
Du fait de la sous-traitance quasi complète notamment lors des arrêts de tranche, alors que le vieillissement des installations est maintenant une évidence et réclame une compétence accrue en matière de conduite, les agents de ce secteur ne sont sans doute pas en possession de tous les éléments nécessaires. Spécifiquement pour eux, la maintenance sous traitée a rompu la chaine de compétences communes qui permettait d’identifier les particularités techniques des installations qui participent à l’appréhension fine des caractéristiques, indispensable à la conduite d’installations « vieillissantes », notamment en situation d’incident.
Il faut ajouter à cette question technique une modification significative de l’encadrement . Celui-ci, traditionnelle interface entre l’entreprise et l’exécution, est remplacé par un management des « ressources humaines » destructeur les collectifs professionnels garants de la qualité du travail.
Enfin, aux difficultés d’ «exister au travail » s’ajoutent dorénavant pour les opérateurs de conduite, mais aussi pour de tous les agents du service public de l’énergie, l’atomisation de ces entreprises ce qui affaiblit la notion d’œuvre commune des agents de ce secteur et la reconnaissance symbolique de l’utilité du travail. L’euthanasie programmée du service public de l’énergie, se déroule dans une double perspective de privatisation et d’éclatement de ces entreprises en une myriade d’entités mises en « libre » concurrence. C’est le résultat attendu du projet dit « hercule », nom particulièrement révélateur, pour qui connaît un tant soit peu la mythologie et l’issue suicidaire de l’aventure du héros.
Les hommes du nucléaire, Par Guy Jobert, Clinique du travail, Érès, 2014.
- (1) Ghislaine DONIOL-SHAW, Dominique HUEZ, Nicolas SANDRET, « Les intermittents du nucléaire », éditions OCTARES, 1995.
- (2) Lire à ce sujet la thèse de Marie GHIS-MALFILATRE : Santé sous-traitée. Ethnographier les mobilisations contre les risques du travail dans l’industrie nucléaire en France (1968-2018) : http://theses.fr/2018PSLEH176
- (3) Organisation Régionale d’Intervention (ORI) puis Agence de Maintenance Thermique (AMT).
- (4) Dans ce cadre l’ouvrage évoque (p 237) la disparition de l’ancienne fonction « d’ingénieur sureté-radioprotection » et sa substitution par la fonction de « chef d’exploitation » qui cumule les fonctions de production, de management et de sureté.
Vous devez être connecté pour publier un commentaire. Login