Parmi les nombreuses références citées par Céline Marty dans son ouvrage, il est surprenant que Paul Lafargue et son Droit à la paresse ne fassent l’objet que d’une courte citation en introduction d’un chapitre. C’est pourtant clairement dans ce courant de pensée, au moins autant que dans celui d’André Gorz, que l’auteure inscrit sa réflexion. Les premières parties du livre sont consacrées, selon ses propres termes, à une démystification du travail tel qu’il a été conceptualisé, organisé, instrumentalisé ou célébré au cours des siècles. Elle montre en particulier que certains choix de société privilégiant la place centrale qu’il occupe dans la vie, son intensification ou au contraire le caractère fictif (les bullshit jobs définis par David Graeber) de son utilité, relèvent de choix idéologiques plutôt que d’une volonté rationnelle de faciliter la vie des êtres humains. Elle identifie en particulier trois mythes :
1. « La définition descriptive du travail producteur d’utilité ou de valeur » :
Dans la plupart des cas aujourd’hui, le travail n’a plus pour objectif de fournir des biens indispensables à la vie ou même au confort. Il s’agit davantage de production de valeur économique et la valeur d’usage a été supplantée par la valeur d’échange. Le consommateur est encouragé à acquérir la dernière version d’un téléphone portable, quitte à développer des externalités négatives en termes d’environnement : il est permis d’y voir, plutôt que la satisfaction d’un besoin essentiel, l’influence du consumérisme et à travers lui la spéculation sur une valeur économique surtout déterminée par des échanges de capitaux. Dans le même temps, ce que recouvre la notion de travail s’est élargi : on y inclut désormais le travail domestique non rémunéré, la contribution gratuite des internautes au développement ou au fonctionnement d’un site, etc. Il devient dès lors difficile d’élaborer une grille de lecture et d’analyse commune pour toutes ces modalités d’exécution diverses.
2. « La définition sociale de l’emploi, garant de ressources économiques et de droit sociaux »
Dans les pays développés, même si les modalités sont diverses, la protection sociale de la majorité des travailleurs est le plus souvent liée à leur emploi en tant que salariés. Il s’agit néanmoins d’une construction récente puisqu’elle est souvent née avec le XXè siècle et s’est renforcée à la suite de la deuxième guerre mondiale. Même si le salariat reste aujourd’hui le modèle très largement dominant, il est remis en cause, à travers la flexibilisation de l’emploi et notamment le développement du travail indépendant ou plus prosaïquement la difficulté des jeunes générations à trouver un emploi stable, souvent synonyme d’intégration dans la société du travail.
3. « La définition subjective et existentielle du travail, activité d’épanouissement et de reconnaissance personnelle »
L’épanouissement dans un travail au cours duquel il était possible à l’ouvrier de réaliser « de la belle ouvrage » est un mythe, en ce sens qu’il n’a jamais concerné au cours des siècles que des minorités auxquelles on concédait, en raison de leur savoir-faire par exemple, une latitude relative dans l’organisation et le temps. Le taylorisme et ses multiples déclinaisons au cours des XX et XXIè siècles, son extension à l’ensemble des activités professionnelles (jusqu’au lean management dans les activités de santé !), la « qualité totale », la prescription toujours croissante du travail ont porté un coup définitif à ces possibilités d’épanouissement pour la très grande majorité des travailleurs. Les entreprises dites libérées, supposées promouvoir l’initiative et le potentiel des salariés, représentent aujourd’hui un modèle dans lequel les travailleurs sont invités à participer activement à la définition et à la concrétisation au quotidien de leur auto-exploitation : la liberté de décider eux-mêmes quelles tâches supplémentaires ils ajouteront à leur charge de travail originelle. Quant à la reconnaissance personnelle acquise grâce au travail, l’auteure la définirait plutôt comme le moyen d’éviter le stigmate accolé à la personne sans emploi.
Pour Céline Marty, le diagnostic est clair : « Le travail est la meilleure des polices ». Tout au long de l’histoire, sous des formes diverses, le travail a été un outil de contrôle social. L’auteure cite de nombreux exemples comme le travail forcé pour contrôler les outsiders, en marge de la société, qui ne doivent pas rester oisifs afin d’éviter la tentation de la rébellion ; l’école considérée comme l’antichambre de l’usine où les enfants doivent apprendre des notions comme l’obéissance et l’exactitude ; l’abolition de l’esclavage, frein au développement des nouvelles industries qui manquent de main d’œuvre. Pour les femmes en particulier selon les époques et les nécessités économiques ou démographiques, leur travail sera encouragé ou au contraire entravé : de la domination patriarcale au contrôle par le travail (assorti de la double tâche des activités ménagères).
Il faut donc s’émanciper du travail, comme nous y invitait André Gorz dans une logique de décroissance dès les années 1970. Il faut préparer l’avènement d’une société frugale seule capable de libérer de l’aliénation du travail, mais aussi d’être compatible avec la finitude des ressources naturelles et les problèmes environnementaux auxquels notre civilisation est déjà gravement confrontée. Dès lors l’auteure, dans un dernier chapitre, passe en revue les pistes proposées pour s’émanciper du productivisme. Il s’agit d’abord de supprimer les emplois inutiles comme ceux de la publicité et du marketing, mais aussi de ne pas hésiter à supprimer les emplois facilement automatisables, en particulier ceux qui engendrent des tâches pénibles ou peu gratifiantes. Ces choix imposent la mise en place d’une démocratie participative dans la société, mais qui ne s’arrête pas aux portes des entreprises. Pour ce faire l’auteure plaide, après Gorz, pour mettre fin à la centralité du travail dans la société. Elle explore deux pistes qui pourraient permettre d’y arriver : celle du revenu universel et celle de la garantie d’emploi. Si la première notion est assez bien connue maintenant dans ses différentes variantes libérales ou sociales, il n’en est pas de même pour la seconde. À travers la garantie d’emploi, il s’agit de répondre aux besoins sociaux ou environnementaux déterminés par la communauté, plutôt qu’aux contraintes de la rentabilité d’une entreprise privée. Cécile Marty propose d’associer ces deux systèmes, ce qui permettrait notamment d’éviter le déploiement du revenu universel dans sa version la plus libérale qui consisterait en un versement mensuel faible pour solde de prestations sociales que chaque personne peut choisir de compléter par un travail.
Céline Marty écrit ne pas craindre un procès en utopie. Cinquante ans après Gorz, ce serait d’autant moins nécessaire et pertinent que les arguments du philosophe sur les ressources naturelles limitées sont plus que jamais recevables. L’auteure ne revendique évidemment pas un rôle de démiurge dans l’organisation du changement, mais le lecteur peut se sentir quelque peu frustré par l’absence de pistes. Faut-il escompter une prise de conscience soudaine comme dans l’An 01 de Gébé (contemporain de Gorz) qui voit un matin l’ensemble de la population adopter la formule « On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste » ?
Pendant ce temps, certains syndicats (auxquels il est très rarement fait référence dans le livre) en liaison avec des associations ont déjà amorcé une réflexion autrement plus ancrée dans la réalité du monde du travail. On fait ici allusion à l’appel signé initialement par la CGT, la FSU, Solidaires, Attac, Greenpeace, etc. et repris ensuite par 18 organisations, appelant à répondre à l’urgence climatique et sociale [1]. Il y a là la volonté de promouvoir un programme de transition qui ne serait pas limité aux pays développés et qui évite le dogmatisme. C’est à chacun d’entre nous dans nos sphères d’intervention de pousser pour que cette réflexion avance.
Michel Héry
Travailler moins pour vivre mieux, guide pour une philosophie anti-productiviste, Céline Mary, Dunod, 184 p, 17,90 euros.
Image par Gerd Altmann de Pixabay.
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