Stephen Bouquin, vous êtes le directeur de la revue Les Mondes du Travail qui existe depuis une quinzaine d’années. Qu’est-ce qui vous a conduit à cette aventure ? Et cette revue, vous nous la présentez ?
Des collègues amiénois et moi avons lancé Les Mondes du Travail en 2006. Nous ne sommes pas une « revue d’école », mais une revue scientifique, avec une ouverture à l’égard de l’ensemble des paradigmes, y compris marxiste. Au départ, la revue était conçue comme les cahiers d’un axe de laboratoire. Nous avions alors pas mal d’étudiants qui travaillaient dans les centres d’appel, comme intérimaires dans l’industrie, avec des thèses en perspective. Les revues institutionnalisées, comme Sociologie du travail, nous semblaient trop « éloignées » pour développer une activité que nous voulions collective. De plus, la question du travail nous semblait trop enclavée par les frontières disciplinaires. Or, pour déverrouiller certaines problématiques et répondre aux questionnements qui portent sur les transformations du travail, l’action collective et les métamorphoses de l’emploi, il faut conjuguer les apports de plusieurs disciplines des sciences sociales.
Notre lectorat est pour la moitié constitué par des non-universitaires, ce qui est aussi le résultat d’une volonté de produire des textes intelligibles pour des publics externes au milieu académique, qui tend trop souvent à se replier sur lui-même. Les Mondes du Travail est une revue papier avec un tirage très modeste – de 400 à 500 exemplaires – mais, depuis peu, nous avons mis la collection complète en ligne. Il est certain qu’une plateforme numérique favorise la circulation des écrits, mais une vraie lecture à tête reposée exige un support papier…
Le titre de la revue est un clin d’œil aux mondes sociaux, notion inventée par Erving Goffman. Elle prend tout son sens aujourd’hui puisque nous connaissons un grand nombre de situations de travail très différentes dont la cohérence d’ensemble n’est pas évidente. Notre revue se donne pour objectif d’intégrer ces réalités hétérogènes dans une analyse compréhensive. Pour avancer dans cette direction, il faut à la fois beaucoup d’empirisme – « écoutons pousser l’herbe » disait Marx –, mais également oser un aggiornamento au niveau de l’arsenal conceptuel, voire des paradigmes. Cela exige aussi des dialogues, non seulement entre scientifiques mais aussi entre chercheurs et les détenteurs d’un savoir situé, d’une expertise de terrain. La réflexivité n’est pas le monopole des seuls chercheurs et beaucoup de praticiens, dans le cadre d’une action militante comme dans l’exercice de leurs fonctions – je pense aux ergonomes et aux médecins – sont détenteurs de savoirs qui méritent d’être pris en considération.
En quinze ans, nous avons publié un certain nombre de dossiers qui gardent toute leur actualité : « travail et handicap », « le racisme au travail », « travail et mobilités », « les migrations laborieuses », « les nouveaux visages de la conflictualité sociale », « le travail associatif », « le travail informel », et j’en passe. Nous avons investigué des « mondes sociaux » spécifiques comme les travailleurs sociaux ou les travailleurs de la mer, soit abordé des thématiques négligées comme l’humour au travail. Les trois dernières années, outre un hors-série sur « les mobilisations contre la réforme des retraites », nous avons mis la focale sur la littérature et le travail, les utopies au travail et enfin l’automatisation et le numérique. Le numéro 26 paraîtra fin mai. Il contiendra un dossier sur le travail en temps de pandémie. Les dossiers en préparation portent sur travail et écologie et le travail dans les territoires ou zones de relégation.
Personnellement, je suis historien de formation et devenu sociologue en exerçant le métier d’enseignant-chercheur, et cela après une thèse en sciences politiques à Paris 8. J’ai une longue expérience de formateur en milieu syndical, ce qui m’a beaucoup appris. J’assure la direction scientifique de la revue de façon collégiale depuis son lancement, mais je compte bien passer le relais d’ici peu. Nous avons élargi l’équipe pour intégrer des jeunes chercheuses et chercheurs de grande qualité et je suis certain que nous fêterons les vingt-cinq ans des Mondes du Travail.
Vous venez de publier un numéro double avec un dossier sur « l’automatisation, le numérique et l’intelligence artificielle ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Depuis 2010-2013, une série d’ouvrages à succès annonçaient une vague d’automatisation « jamais inégalée » avec, forcément, une hécatombe pour l’emploi. A l’horizon de 2030, la combinaison de l’intelligence artificielle et de la robotique provoquerait la disparition d’un tiers des emplois, dans l’industrie comme dans les services. L’image du camion en mode autopilotage était là pour le confirmer… Ce discours prend appui sur le constat que le numérique avait commencé à envahir le travail, ce qui a renforcé le sentiment de vulnérabilité chez les salariés. Il suffit de croire à l’intelligence artificielle pour se convaincre qu’on se trouve toutes et tous sur un siège éjectable… Or, c’est archifaux. Confronter la doxa politico-médiatique sur l’automatisation avec la réalité des faits représente une mission de salubrité intellectuelle. Quand j’ai pris en charge la préparation du dossier, j’ai constaté que les études sociologiques sur l’automatisation s’étaient raréfiées depuis les années 1990, période pendant laquelle une vague de robotisation bouleversait effectivement la production, surtout dans l’automobile. Du côté des économistes du travail, là aussi, les études économétriques sont assez clairsemées en France, à l’inverse de l’Allemagne et des Etats-Unis. En fait, la plupart des recherches se concentrent sur le numérique et son impact sur le travail. Pour y voir plus clair, il fallait absolument élargir le champ d’analyse…
Quels sont les éléments constitutifs du dossier ?
Fidèles à notre tradition, nous avons publié des contributions et des entretiens qui résisteront à l’épreuve du temps. Il y a tout d’abord le « grand entretien » avec Antonio Casilli, extrêmement riche. Il aborde le phénomène du micro-travail ou du digital labor et explique en détail ce phénomène encore méconnu par beaucoup. Le micro-travail ou le digital labor, c’est un travail que nous réalisons tous, souvent sans le savoir. Ce concept fait apparaître la figure du producteur-usager, appelé aussi « produsager ». En cliquant, en identifiant des photos sur les réseaux sociaux et en les partageant, nous alimentons les data centers avec des informations qui sont retravaillées par des machines intelligentes. Certes, ces machines s’instruisent en captant les informations que produisons, ce qui perfectionne les algorithmes. Mais l’hypothèse centrale de Casilli est de dire qu’il ne s’agit pas seulement d’une extraction de données, mais aussi d’un process de transformation où notre activité du clic joue un rôle important. Il faut donc parler de travail et pas seulement de « glèbe », de ressources extraites. On retrouve ce digital labor du côté du client puisqu’une partie de l’activité productive s’est transformée en travail gratuit, que nous réalisons en permanence. Cette approche originale est en même temps très prudente. Ce n’est pas parce notre micro-travail nourrit la machine que les robots vont prendre le relais. Sur les campus, un robot-livreur apporte des pizzas, sauf qu’il est guidé à distance par des étudiants du Guatemala payés des clopinettes. Jusqu’à nouvel ordre, l’intelligence artificielle ne tient pas ses promesses. Aujourd’hui, exception faite d’un jeu d’échecs, aucune intelligence artificielle est en mesure d’aller au-delà de la simulation. Même avec le deep machine learning, la conduite robotisée d’un poids lourd par temps de pluie dans les rues de Paris ou sur une route départementale cabossée restera une mission impossible. Antonio Casilli explique admirablement pourquoi les robots ne viendront jamais et bien sûr que le titre de son dernier ouvrage, En attendant les robots, est aussi un clin d’œil à la pièce de Beckett…
J’aborde de mon côté la question de l’emploi. L’idée que l’automatisation serait une arme de destruction massive de l’emploi est un leurre. Sur les dix années à venir, 5 % des emplois sont directement menacés, mais un grand nombre de ces postes de travail demeure non automatisable car l’activité n’est pas suffisamment standardisée. Le vrai danger, ce n’est pas que les robots détruisent l’emploi, mais plutôt que le numérique nous impose de travailler « comme des robots »…
Il faut savoir que la vente des robots industriels n’a pas connu de grande explosion en dix ans, et qu’elle représente annuellement environ 250 000 unités à l’échelle planétaire. Sachant qu’un robot industriel peut remplacer l’activité de six travailleurs, à volume constant, cette petite milice de robots ne pourra se substituer qu’à 1,5 million de travailleurs. A l’échelle mondiale, c’est peanuts ! D’autant que la durée de vie de ces joujoux est plutôt réduite – de l’ordre de 6 à 7 ans – et qu’ils coûtent très cher, tant en fabrication qu’en maintenance… Il est donc absolument inutile de craindre l’arrivée d’une armada de robots. Il s’agit là d’un épouvantail visant à entretenir, au sein du salariat, un sentiment de crainte et de vulnérabilité.
Depuis les années 1995, l’automobile absorbe de 30 à 40 % des robots industriels tandis que les autres secteurs sont à la traîne. Reste à savoir pourquoi la logistique ne se robotise que très faiblement alors qu’Amazon dispose du Kiva depuis bientôt dix ans et que cet automate a fini par apprendre à ne pas se tromper dans les commandes ! La réponse est simple : à productivité égale, la main-d’œuvre disponible sur le marché du travail est bien moins coûteuse et il est donc bien plus profitable de faire travailler l’humain « comme un robot » que de le remplacer par ce dernier. Rappelons que l’automatisation totale est une limite infranchissable pour le capitalisme puisqu’elle signifie un arrêt de mort pour l’extorsion de survaleur. Pour autant, l’automatisation progresse, c’est indéniable. Les activités de surveillance s’automatisent avec les caméras et la reconnaissance faciale ; l’épandage de pesticides se fait avec des drones, et la maintenance d’installations nucléaires s’opérera certainement avec des cobots, auxiliaires et serviteurs des opérateurs. Bien souvent, nous avons affaire à une semi-automatisation, hybride, qui intègre humain et machine. Et qu’il faut toujours concevoir et programmer… D’où l’intérêt de mieux connaître l’histoire des machines intelligentes. Matthew Cole propose une relecture de ce qu’on entend par là, et c’est très instructif tant les rêves et les déceptions sont souvent les mêmes d’une époque à l’autre. Pour vous rassurer, Matt Cole explique aussi que les machines intelligentes ne sont pas près de dominer l’humanité, à l’image de la trilogie de Matrix… En revanche, il est à peu près certain que les dominants de ce monde conçoivent des machines intelligentes qui les aident à perpétuer leur domination…
Mais ce n’est pas pour autant que les travailleurs se soumettront toujours. Les plateformes de travail et service représentent en quelque sorte la quintessence de la numérisation. L’enquête de Daniela Leonardi, Emiliana Armano sur les livreurs de Foodora montre que des grains de sable peuvent enrayer la machine. Les résultats de l’enquête montrent que l’expérience de travail des livreurs-coursiers combine non seulement une flexibilité contrainte, mais aussi des résistances aux contrôle et à l’assujettissement, et ce y compris avec des conflits ouverts avec l’appli et les managers qui se trouvent dans la chambre de contrôle.
La sociologue Haude Rivoal montre comment, dans « les usines du futur » que sont les entrepôts de logistique, les innovations technologiques jouent un rôle majeur dans le maintien d’une hégémonie de la figure du travailleur masculin. Malgré la féminisation de l’encadrement intermédiaire, la division du travail et la répartition des métiers demeurent fortement marquées par les rapports sociaux de genre. Cela s’explique : la baisse de la pénibilité physique que permettent certains dispositifs se combine avec une hausse de l’intensité du travail, favorisant le maintien d’un monopole masculin sur ces postes de travail.
Clément Le Ludec, Elinor Wahal, Antonio Casilli et Paola Tubaro proposent une analyse détaillée du micro-travail. Ils posent la question du statut, ce qui permet de proposer une série de régulations qui devraient limiter et encadrer le développement de ces nouvelles formes de mobilisation de valeurs créées par le travail. Si c’est du travail pour un petit nombre de donneurs d’ordre, il faut un statut salarial !
Nous avons aussi publié un entretien avec Sophie Binet, cosecrétaire de l’Ugict-CGT, sur « le développement du télétravail et du numérique ». Elle explique que le patronat a désormais compris qu’il avait intérêt à voir le télétravail se diffuser, mais qu’il n’est pas le seul car les cadres et les techniciens sont également demandeurs de plages en télétravail, notamment pour échapper à l’open space et pour maîtriser davantage leur engagement dans le travail. Pour la cosecrétaire de l’Ugict, le numérique est certainement un outil de contrôle, mais il peut aussi servir au combat syndical.
Matteo Pasquinelli revient sur les origines de la notion de General Intellect chez Marx. Contrairement aux lectures de bon nombre de chercheurs inspirés par Toni Negri, le General Intellect est ni une clef analytique ni le sésame social qui nous fera chavirer dans le post-capitalisme parce que la cognition serait devenue le moyen de production par excellence opposé à la valorisation capitaliste. Pour Matteo Pasquinelli, le General Intellect représente d’abord une étape dans le développement de la pensée de Marx, qui exprime sa compréhension du machinisme, ses liens avec la division du travail et ensuite la reconnaissance de « l’intellectualisation » croissante du travail lorsque celui-ci s’automatise. Pasquinelli observe néanmoins que la mesure et la quantification du travail intellectualisé demeurent des problèmes non résolus à ce jour, y compris pour le capital, et qu’il s’agit donc également de terrains d’affrontement…
Le dossier serait incomplet sans un retour sur les travaux de Pierre Naville, avec en particulier l’ouvrage Vers l’automatisme social ?, réédité chez Syllepse en 2018 avec une préface de Pierre Cours-Salies. Dans un article consacré à Pierre Naville, Sébastien Petit revient sur la place croissante des machines dans les espaces sociaux et dans les situations de travail. Plus de soixante ans après la publication de Vers l’automatisme social ?, les analyses de Naville gardent toute leur actualité, aussi parce qu’elles ouvrent la perspective d’une réduction massive du temps de travail et d’un changement des rapports sociaux de production.
Paul Santelmann clôture le dossier en exprimant un point de vue renseigné par sa longue expérience sur le plan de la formation professionnelle des cadres et des ingénieurs. A l’évidence, l’automatisation n’est pas une question nouvelle et il faut continuer à considérer celle-ci comme un volet essentiel de la négociation collective, ce qui implique une capacité des salariés et de leurs représentants à s’emparer de cet enjeu. Pour Paul Santelmann, il faut continuer à poser la question des différentes formes d’automatisation possibles en analysant ce qu’elles disent du sens des innovations technologiques. Sa contribution exprime une critique des innovations technologiques et il est regrettable que les tendances rationalistes et technicistes continuent à dominer les transformations du travail, en dévitalisant les cultures professionnelles et en mettant à l’écart le système démocratique qui s’y résigne trop souvent.
Quels écueils faut-il éviter, selon vous, dans l’analyse des innovations technologiques ?
Il faut avant tout éviter l’écueil du déterminisme technologique, que l’on retrouve tant du côté des « technophobes » que des « technophiles », ou techno-optimistes. La tradition critique en sociologie, que l’on retrouve notamment chez Pierre Naville et Jean-Marie Vincent, considère l’innovation technologique comme loin d’être neutre puisqu’elle répond à des finalités à la fois économiques et politiques (ou managériales). Comme le machinisme en son temps, le numérique a pour but, au-delà de la réduction des coûts et d’une combinaison optimale des moyens et des fins, de soumettre plus complètement les travailleurs en les dépouillant de la force sociale qu’ils développent dans la coopération. Depuis Marx, nous disposons de l’outillage analytique qui permet de comprendre que l’automatisation répond à la nécessité de substituer le travail vivant par du « travail mort » (les machines) afin de rétablir ou de maintenir la profitabilité du capital. Nous pouvons historiquement vérifier que les technologies cherchent également à briser les oppositions des collectifs de travail. Nous savons également que l’automatisation ne va pas éliminer le travail vivant, mais expulser une fraction de celui-ci, tout en cherchant à compenser le coût croissant des capitaux fixes par une intensification du travail et le développement de formes d’accumulation primitives. L’automatisation va donc générer en son sein comme dans sa périphérie le développement d’un travail non automatisé, exposé bien souvent à des formes de surexploitation avec des salaires inférieurs à la norme. C’est ici que la numérisation du travail va jouer un rôle premier. En fait, la technique représente un rapport de rapports, une suite de processus en apparence autonomes dans leur objectivité instrumentale, mais toujours liés à l’antagonisme capital/travail. Dit autrement, les innovations technologiques font partie de la « lutte des classes », celle qui est menée par en-haut, par le capital. Les nouvelles technologies changent les termes de cette lutte, mais ne peuvent pas annuler celles-ci puisqu’elles en font partie. Que le numérique « agresse » le travail vivant est une évidence, mais cela va également nourrir une prise de conscience. L’antagonisme social resurgit toujours tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre, dans l’exercice du travail comme au niveau du rapport au travail.
Est-ce que la pandémie va laisser tout le pouvoir aux algorithmes ?
Comme le dit Arundhati Roy, la pandémie est une porte qui nous fait entrer dans une nouvelle époque. La pandémie est loin de se terminer vu l’émergence de variants et le risque de devoir se faire revacciner à intervalle régulière. Elle risque aussi d’être la première d’une longue série, conséquence de la déforestation massive et de zoonoses qui pourront franchir rapidement les frontières d’espèces. Le capitalisme souffre aussi de la pandémie car, à l’inverse de ce que fait une vraie guerre, l’appareil productif est intact alors même que le cycle d’accumulation a été mis à l’arrêt. En même temps, le capitalisme de plateforme, le capitalisme numérique, est en passe de devenir prédominant, non pas parce qu’il produit un grand volume de richesses, mais parce qu’il dispose du pouvoir de contrôler l’accès au marché. Qui contrôle l’information peut agir en premier sur la production et l’acheminement des marchandises, au moins dans les métropoles urbaines et les pays de l’OCDE. Cela n’a rien à voir avec un techno-féodalisme numérique comme le pense Cédric Durand, mais relève plutôt d’un mercantilisme monopolistique. C’est en tout cas l’analyse de l’économiste Philipp Staab, pour qui le capitalisme digitalisé conduit à privatiser le marché en tant que tel. C’est un peu comme si, grâce au contrôle de l’information via un navigateur, des applis et le Net, un géant de la distribution type Carrefour pouvait éteindre la lumière chez les concurrents. Grâce à la maîtrise des données et aux algorithmes, Spotify et Netflix rendent les consommateurs entièrement captifs. Ce modèle n’empêche pas l’activité entrepreneuriale. Certains groupes de rap du 93 passent directement sur Spotify pour remplir Bercy par la suite, sans passer par un label de disques. Ce modèle est donc mercantiliste et entrepreneurial en même temps… Il ne fait pas que parasiter en s’accaparant la « glèbe » qu’est l’information utilisée comme source de rente monopolistique. Ce mercantilisme intervient dans la production, élimine les intermédiaires et intègre le hors-travail dans le cycle d’accumulation, tout en transformant la relation salariale. Le pouvoir des algorithmes est en train de s’étendre à la sphère politique, comme l’indiquent les travaux de Shoshana Zuboff sur « la société de surveillance » et ceux de Wendy Brown sur « la révolution néolibérale » qui est en train de « défaire le peuple » en silence. La gouvernance par les algorithmes nous confronte à une question aux enjeux sociaux et démocratiques d’une ampleur qu’on n’avait plus observée depuis la fin du XIXe siècle, je dirais.
Quelles sont les résistances possibles ?
Prendre conscience de l’ampleur des changements et de leur sens profond est un premier pas. L’analyse scientifique, aussi rigoureuse que critique, y contribue. Comment changer le cours des choses ? C’est une autre question. Les recettes toutes faites n’existent pas et c’est une des raisons qui me conduisent à plaider en faveur de la tenue d’une convention à ce propos. Dans l’intervalle, on peut déjà observer des tentatives de résistances et des préfigurations d’alternatives qui se développent. En tant qu’usager-producteur de données, il y a moyen de se protéger contre le data mining ou l’extractivisme de données. Plusieurs sites expliquent en détail comment faire. D’un point de vue citoyen, on voit bien que la pression monte en faveur de la divulgation des algorithmes avec lesquels fonctionnent les géants du Net. La puissance publique devra se positionne : soit elle est du côté des Gafa, soit elle représente l’intérêt des citoyens et elle s’attaque alors à la concentration de pouvoir économique du capitalisme de plateforme. La transparence n’est pas suffisante, il y a aussi un enjeu fiscal majeur. Les quelques tentatives d’avancer dans ce sens-là sont bien trop timides. Le taux d’imposition de 3 % sur le chiffre d’affaires me semble ultra-minimaliste. En 2018, Google France n’a déclaré qu’un chiffre d’affaires de 411 millions d’euros. Pourtant, les seules recettes publicitaires réalisées en France auraient rapporté à Google environ 2 milliards d’euros, estime le Syndicat des régies Internet.
Le cloud computing est un marché juteux à haut rendement. Il faut savoir qu’Amazon Web Services gère la moitié du cloud computing mondial et que ces entreprises commencent à vendre des services informatiques aux états en prenant en charge le traitement de données d’administrations publiques. La même chose est en train de se passer au niveau éducatif. Il faudrait donc envisager très vite des alternatives qui se situent hors du giron marchand. Un cadre réglementaire anti-monopolistique ? Des régies décentralisées ? Un service public ? A débattre… On voit émerger des plateformes de chauffeurs coopératives, de commandes en ligne pour des produits alimentaires bio. Avec la technologie numérique et le Net, les circuits courts pour l’alimentaire bio sont à nos portes. L’idée d’une sécurité sociale alimentaire ouvre également des perspectives sur ce plan. Les applis de partage de voiture existent et celles qui facilitent les échanges de service sur le modèle du SEL ne devraient pas tarder non plus. Les municipalités ou les agglos pourraient prendre un charge une partie des frais fixes ou de gestion. Il faut certainement être en mesure de monter en puissance et donc de disposer d’une expertise en développement informatique de haut niveau, ce qui n’est pas hors de portée non plus. Bon nombre d’informaticiens, sensibilisés aux questions sociales et environnementales, sont en train de s’engager dans le développement de plateformes non capitalistes.
Et dans le monde de l’entreprise ?
Les résistances y sont certainement plus difficiles puisque l’entreprise a réussi à se transformer en « chaîne de valeur », tout en se fragmentant sur le plan des entités juridiques avec une domination des donneurs d’ordre et de ceux qui contrôlent l’accès au marché final. Si le pouvoir des actionnaires est anonyme et insaisissable, celui du management est de plus en plus despotique. Pour changer la donne, il faudra combiner une approche par le haut avec la voie légale-institutionnelle, le cadre réglementaire et une action par en-bas. Et là, il n’y pas d’autre possibilité que de faire valoir la force du nombre, celui des collectifs de travail. Le renouveau syndical aux États-Unis montre que c’est possible avec des campagnes de syndicalisation chez Amazon ; avec des syndicats qui font leur entrée dans la Silicone Valley et même chez Google. Souvent, les sociologues disent que le problème se situe du côté des salariés, engoncés dans une sorte de servitude volontaire. En réalité, les salariés sont très critiques mais démunis pour agir seuls. D’abord parce le syndicalisme est divisé, que ses forces sont dispersées et que, en face, le management joue les uns contre les autres, que ce soit au niveau des statuts – CDI et CDD – ou sur le plan d’un prétendu dialogue social. Enfin, cela est un autre débat…
Face à l’automatisation, les acteurs syndicaux devront élaborer des réponses à la fois nouvelles et traditionnelles. La vague de restructurations ne fait que commencer. Pourquoi ne pas favoriser le travail à mi-temps et développer des plans de formation tous azimuts ? Ce que les entreprises concéderont difficilement, sauf si c’est aux frais de la collectivité. Pourquoi ne pas remettre à l’ordre du jour la semaine de quatre jours en y intégrant un jour de formation ? Côté réponses traditionnelles, je ne vois pas d’autre option qu’une réduction massive du temps de travail parce que si les machines remplacent l’humain, ce dernier peut aussi se libérer de la contrainte de devoir travailler. Keynes évoquait en 1930 une journée de travail de 3 heures. Pierre Naville proposait la semaine de 30 heures au début des années 1960. Le temps partiel avec des revenus décents devrait devenir la norme d’activité et un usage socialement responsable de dispositifs automatisés le rend possible. Qui plus est, quelle fierté peut-on tirer d’un travail qu’une machine réalise tout aussi bien ?
Dans le domaine du travail, les résistances individuelles ne sont pas vaines : on se déconnecte, on prétexte une panne, un bug, un mail perdu, que sais-je… Mais pour changer le rapport de force, il faudra des résistances collectives et donc un acteur collectif. Quand Nicolas Jounin décrit, dans Le Caché de La Poste, comment le taylorisme algorithmique augmente la charge de travail de façon telle que les heures prestées gratuitement explosent, il montre aussi que derrière les guichets comme dans les tournées de facteur, l’employé continue à « prendre sur soi ». Pour arrêter cette machine infernale, il faudra bien passer par un refus collectif, ce qui passera par des formes d’action adaptées : freinages, grèves perlées, grèves du zèle… Ce qui exige avant tout esprit collectif, cohésion et solidarité. Ce qui nous ramène à la question de l’aggiornamento syndical…
Le télétravail est en train d’exploser et, même s’il ne deviendra pas la norme, le coworking, les espaces intermédiaires vont se démultiplier. Le patronat essaie de passer en force pour individualiser la relation salariale. Mais si la dimension collective du travail ne passe plus que par des interfaces et des dispositifs techniques, cela nourrit aussi une perte de sens, une démotivation, ce qui va augmenter les pathologies et conduire ceux qui n’en peuvent plus à opter pour la sortie, la démission. On voit d’ailleurs que dans les plans sociaux des derniers mois, le nombre de départs volontaires dépasse le volume de poste supprimés. C’est étonnant, non ? Cela témoigne à mon avis d’un ras-le-bol de se faire maltraiter, exploiter etc. En soi, ce n’est pas nouveau, juste avant Mai 1968, les grandes entreprises de l’automobile connaissaient un turn-over de 50 %… Même si l’action syndicale à partir des lieux de travail est rendue plus difficile, il ne faut pas exclure l’éventualité d’un embrasement de colère type gilets jaunes ou juin 1936.
Dans l’intervalle, on constate que le management est en train de découvrir Agile ou Scrum comme modes opératoires pour organiser un travail collaboratif avec des interfaces distancielles. Leur conception consiste à articuler parfaitement les besoins d’horizontalisme et de décentralisation avec la nécessaire verticalité d’une montée en volume et de performance. Souhaitons que les sections syndicales actualisent au plus vite leur mode de fonctionnement pour déployer une organisation « agile et flexible », avec des temps de réaction ultrarapides, ramifiée au travers de l’ensemble des services et des fonctions. Il faut bien sûr sécuriser la communication, faire en sorte qu’une répression ne s’abatte pas sur celles et ceux qui s’organisent… mais ce n’est pas nouveau.
Je pense que l’amplification du numérique est si brutale qu’elle nourrit aussi une prise de conscience à grande échelle. Le numérique rajoute encore une couche dans les aliénations subies et trop longuement intériorisées. Mais cette fois-ci, par sa nature brutale et la visibilité des enjeux panoptiques de contrôle, il est devenu difficile pour le management de faire passer l’opération pour autre chose que ce qu’elle est. C’est d’autant plus vrai que la numérisation du travail se traduit par une dégradation des conditions de travail et une régression au niveau de la condition salariale. De fait, le numérique est devenu un superconducteur de conscience critique…
Contact : info@lesmondesdutravail.net
Site : Les Mondes du Travail
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