Image Gregor Cresnar/Noun Project.
24 juin 2020.
Par Frédéric Grimaud, Docteur en Sciences de l’Education, Chercheur au sein du « chantier travail » du SNUipp-FSU.
Tout comme Friedmann se demandait « où va le travail humain ? »1 au regard de l’évolution des processus de productions automatisés, cet article propose d’ouvrir une discussion sur les transformations du travail enseignant à l’heure des outils numériques et notamment du télé-enseignement.
Lorsque l’environnement technique change, l’individu se transforme en retour au plus profond de son être. Friedmann l’écrivait ainsi : la technique « a transformé et transforme chaque jour les conditions d’existence de l’homme »2. Mais le facteur humain fait que ces transformations ne s’articulent pas toujours sereinement, notamment au travail. Si l’homme est complexe et ne peut être réduit à une machine, son travail non plus. C’est ce que montre Friedmann dans son œuvre en s’opposant à la vision techniciste de Taylor. Bien que le machinisme en plein essor au milieu du siècle dernier ait permis d’augmenter la production tout en libérant le travailleur des tâches les plus ardues, il a aussi généré une multiplication de tâches répétitives déshumanisantes. Friedmann insiste alors : l’humain et sa complexité n’ont cessés d’être présents et lorsqu’il parle de « l’impuissance du taylorisme pur »3 c’est parce-que « la seule technique ne permet pas d’obtenir le meilleur rendement du complexe homme-machine »4 .
La crise sanitaire due au COVID accélère un processus déjà l’œuvre dans l’Education Nationale et plébiscité par le ministre de l’Education Nationale et ses collaborateurs : le télé-enseignement, appuyé sur l’essor des nouvelles technologies numériques. Modifiant tout à la fois le travail ordinaire des enseignants et l’institution scolaire, l’inscription en cours du télé-enseignement dans les tablettes de l’histoire du système scolaire français doit nous interroger, tout comme l’automatisation dans les usines avait, mutatis mutandis, interrogé Friedmann en son temps.
Le télé-enseignement
Dès le début du confinement, le ministère et les médias ont parlé d’une seule voix, annonçant la fermeture des bâtiments scolaires mais la continuité de l’école. Ce fut l’école sous sa forme « à distance » que Jean-Michel Blanquer a nommée : « la continuité pédagogique ». Sans avoir reçu réellement de consignes, les enseignants ont dû « assurer le contact avec les familles », « maintenir les élèves dans un rapport à l’école » quand ce ne fut pas « continuer les apprentissages ». En plein cœur d’une crise sanitaire inédite et mondiale, la prescription fut lourde en terme de tâches mais maigre en injonctions pour les réaliser : une sur-prescription d’objectifs et une sous-prescription des moyens pour y parvenir aurait écrit Daniellou5. Les enseignants ont bricolé, innové, inventé cette « école à la maison » et fait malgré eux le lit du télé-enseignement.
Cette école à distance existait déjà dans les projets politiques libéraux et germait depuis quelque temps dans l’esprit du ministre. Lorsqu’il était recteur en Guyane, Jean-Michel Blanquer a multiplié les innovations qui ont fait de lui un « hyper recteur »6, moderne et en phase avec son temps. Peut-être est-ce sur le fleuve Maroni qu’il a imaginé cette école à distance, ce télé-enseignement ? Peu avant de devenir LE ministre de l’Education d’Emmanuel Macron, Jean-Michel Blanquer évoque dans son livre cette nécessaire « modernité pédagogique »7 et recommande plusieurs fois de « s’appuyer sur des outils numériques efficaces, progressifs et adaptables à chaque élève pour lutter contre les difficultés et pour développer certains automatismes »8. La crise du COVID-19 n’a fait qu’accoucher ce qui était déjà en gestation : une école où les élèves peuvent accéder à des cours à distance, où la présence dans l’école n’est plus forcément nécessaire, où les apprentissages se font « en distanciel », où les professeurs télé-enseignent. Un grand « Netflix pédagogique »9.
Nouveaux outils, nouveaux travailleurs
Le ministère l’affirme alors sur son site internet : « Le système éducatif est engagé dans des transformations pédagogiques et organisationnelles profondes »10. Dans ces transformations, l’interaction entre un adulte et un enfant, ou encore la gestion d’un groupe classe, sont dramatiquement absentes. De là à penser que l’enseignant n’est plus indispensable aux apprentissages de l’élève, de là à prophétiser en paraphrasant Rifkin « la fin du travail enseignant », il n’y aurait qu’un pas. Cet article s’en garde bien.
Cependant, si le travail enseignant ne disparait pas des écrans radar, il n’en est pas moins fortement modifié par l’usage des outils numériques, actualisant cette formule de Mac Luhan célèbre outre Atlantique : « Nous façonnons nos outils et ceux-ci, à leur tour, nous façonnent »11. En effet, les outils sont consubstantiels à l’activité humaine : « L’emploi et la création de moyens de travail […] caractérisent éminemment le travail humain »12 et ils modèlent le travailleur. Les outils, leurs genèses, leurs utilisations ou leurs instrumentations modifient les sociétés et les hommes qui y vivent. Les nouveaux médias numériques, internet, la vidéo… changent notre société et ce faisant modifient les hommes, faisant écho à ce qu’écrivait Rabardel : « les techniques, les artefacts, les instruments, sont, comme le langage ou les coutumes, constitutifs de ce milieu social par lequel l’homme en transformant ses conditions de vie se transforme aussi lui-même »13. Au travail, le télé-enseignement change le milieu dans lequel évoluent les professeurs et ce faisant modifie ces travailleurs. La façon de penser des enseignants ne sera plus la même après la mise en place de l’école à distance. Dans les années 60, Friedmann écrivait : « Les démarches logiques de la pensée chez les contemporains de Luther ne sont pas les mêmes que chez les usagers du cinéma et de l’avion »14. Et bien de même aujourd’hui, les démarches logiques de la pensée des professeurs de l’école d’Eisleben du jeune Luther n’ont plus rien à voir avec celles des enseignants usagers du Virtual Learning Environment (l’ENT) ou du Small Private Online Course (le SPOC). Le télé-enseignement modifie le travail enseignant… et l’institution scolaire.
Le télé-enseignement modifie le travail enseignant
De même que Taylor voulait libérer le travailleur des tâches ingrates, le ministère lorsqu’il se demande « Qu’est-ce qu’enseigner au XXIe siècle ? »15 sur son site internet, explique que le numérique va aller « libérant progressivement les professeurs d’un certain nombre de tâches apparaissant secondaires au regard des enjeux pédagogiques actuels ». Déjà dans d’autres secteurs, la promesse d’un télé-travail améliorant les conditions de travail des salariés semble creuse16. En ce qui concerne les enseignants, on peut légitimement se demander quelles seront ces tâches « secondaires » dont ils devraient se libérer et vers quelles tâches va se réorganiser leur travail ? Remédiation des difficultés, parcours individualisés, évaluation… le numérique va-il venir seconder les enseignants comme les robots assistent les ouvriers de l’automobile sur les chaines de montage ? Gageons que le fait de pouvoir enseigner et apprendre à distance, sans avoir à aller à l’école, va modifier l’essence même du métier enseignant. Il n’y pas de danger en soi à voir son milieu de travail modifié, mais croire que le métier enseignant peut être bousculé sans risques, c’est ignorer qu’il est déjà en difficulté, fragilisé par des années de nouvelles formes de management qui ont éclaté les collectifs de travail, empêché la qualité du travail et mis sous pression l’ensemble de la profession. Avec le télé-enseignement, la tâche va bouger dans un contexte déjà instable, rempli d’incertitudes où le travailleur peine à donner du sens à sa tâche. Or, nous ne le savons que trop bien, cette perte du sens de la tâche conduit à altérer la santé du travailleur, pouvant aller jusqu’à le rendre malade17.
Le télé-enseignement modifie l’École
Interrogé par le JDD du 10 mai, le ministre de l’Education précise que cette crise permet d’expérimenter les nouvelles technologies en ces termes : « c’est l’occasion de moderniser le système éducatif »18. Nous entrons dans une ère nouvelle, « moderne », dans laquelle sur le fond, l’élève devient l’auto-entrepreneur de lui-même. L’enseignant devient son coach de développement personnel, nageant en pleine philosophie libérale. Sur la forme, cette nouvelle ère ouvre la porte à l’arrivée de capitaux privés. Le marché scolaire est juteux19, estimé à plusieurs milliards d’euros et les starts up sont nombreuses à lorgner dessus. L’ère du télé-enseignement est une bonne nouvelle pour les tenants du projet libéral mais elle doit alerter et questionner ceux qui sont attachés aux valeurs de l’Ecole Républicaine.
L’enseignement à distance s’attaque aux socles sur lesquels l’école est bâtie : obligation, gratuité, laïcité. Tout d’abord, quand le 24 avril le ministre déclare « la reprise de l’école sur le volontariat », il met un coup de canif dans le pacte républicain de l’Ecole. Ce pacte fut déjà largement balafré lorsque les enseignants ont dû faire l’école à distance. Côté enseignants, les outils utilisés reposent souvent sur des plates-formes numériques privées, saturées de publicités et de liens commerciaux. Côté élèves, il est désormais nécessaire de posséder un ordinateur, une connexion, une imprimante… Les piliers de l’Ecole de Jules Ferry, obligatoire, laïque et gratuite, sont ainsi ébranlés. Mais le télé-enseignement va aussi ronger un des socles républicains consubstantiels de ce qu’est l’Ecole : l’Egalité, sacrifiée sur l’autel du marché scolaire. Renforçant la fracture numérique et l’inégalité des rapports aux savoirs et à la culture scolaire, le télé-enseignement place de facto les classes moyennes supérieures « dans une position de supériorité vis-à-vis des classes populaires »20.
Egalité, Gratuité, Laïcité, Obligation… les valeurs qui définissent l’école républicaine s’effacent devant le télé-travail. Or les enseignants sont, dans l’exercice de leur métier, porteurs de ces valeurs et ils seront eux-aussi bousculés, non sans conséquences sur leur santé, par cet ébranlement de leur histoire et de leur culture commune21. C’est pourquoi au final, se demander « où va le travail enseignant ? » et « où va l’école ? », ce n’est qu’une seule et même question qui s’appréhende dans un même mouvement.
Le potentiel humain : retour à Friedmann
Le train du télé-enseignement semble lancé à pleine vitesse. Le déconfinement à peine décrété, voici que des Députés déposent à l’Assemblée Nationale un texte inscrivant l’école à distance dans le marbre, expliquant que les toutes les formes de télé-enseignement « doivent aujourd’hui être explorées dans l’éducation pour assurer aux élèves un enseignement distanciel comme une alternative au présentiel »22. Cette proposition de Loi masque habilement les intentions à moyen et long terme des libéraux pour préférer mettre l’accent sur ce que le télé-enseignement va permettre : « Inclure l’enseignement distanciel comme un complément voire une solution alternative, afin de pallier des absences imprévues, élèves malades mais qui peuvent suivre les cours à distance, élèves bloqués par l’absence de transports en commun, intempéries… »23
Voici un train qu’il est illusoire de vouloir arrêter. D’autant que sur certains aspects, il est difficile (et pas souhaitable) de contester les avancées significatives induites par les nouvelles technologies : nouvelles situations didactiques, remédiations pour les Elèves à Besoins Educatifs Particuliers, supports fluides et ludiques … le numérique ouvre tellement de possibles. On peut-même y trouver comme corollaire certaines avancées sociales lorsque des collectivités territoriales dotent les élèves de tablettes numériques ou lorsque la fibre arrive dans les territoires les plus reculés. De toutes manières, le virage annoncé par le télé-enseignement ne peut pas être condamné à priori. Mais pour protéger le travail enseignant, et à travers lui les valeurs portées par l’école, encore faut-il que ce virage soit contrôlé, qu’il ne soit pas négocié uniquement dans l’intérêt économique du capital et que l’humain reste au centre des enjeux. Cet humain au centre, c’est le travailleur.
C’est pourquoi, à une vision « technocentrique » nous devons préférer une vision « anthropocentrique » 24, où l’activité humaine n’est pas mise de côté, traitée comme un résidu. A l’heure où le télé-enseignement semble menacer l’école, ce sont les professeurs, les professionnels de la relation pédagogique, qui en seront les principaux défenseurs. En faisant montre de leur professionnalité, en faisant vivre leur métier, en mettant en jeu leur créativité, ils seront le rempart à l’usage dévoyé des progrès techniques par les libéraux. Ils prouveront ce que Canguilhem écrivait lorsqu’il commentait l’œuvre de Friedmann : « le milieu de travail qu’ils tiendraient pour normal serait celui qu’ils se seraient fait eux-mêmes, à eux-mêmes, pour eux-mêmes. Tout homme veut être sujet de ses normes. L’illusion capitaliste est de croire que les normes capitalistes sont définitives et universelles, sans penser que la normativité ne peut-être un privilège. Ce que Friedmann appelle la « libération du potentiel de l’individu » n’est pas autre chose que cette normativité qui fait pour l’homme le sens de sa vie. L’ouvrier est un homme ou du moins sait et sent qu’il doit aussi être un homme. »25. Ce sera alors l’humanité précieuse et désirée des professeurs qui nous dira « où va le travail enseignant ? »
1 Friedmann, G. (1970). Où va le travail humain ? Saint-Amand : Gallimard
2 Ibid
3 Friedmann, G. (1970). Où va le travail humain ? Saint-Amand : Gallimard, P.242
4 Ibid. P.242
5 Daniellou, F. (2002). Le travail des prescriptions. Conférence inaugurale au 37ème Congrès de la SELF, les évolutions de la prescription, Aix-en-Provence. Consulté à l’adresse http://www.ergonomie- self.org/actes/congres2002.html
6 https://www.lemonde.fr/societe/article/2009/10/22/jean-michel-blanquer-hyper- recteur_1257413_3224.html
7 Blanquer, J.M (2016)., L’Ecole de demain. Odile Jacob. P.9
8 Ibid, P.48
9 https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/05/05/stanislas-dehaene-nous-avons-besoin-d-un-netflix- pedagogique-centralise-et-gratuit_6038715_3224.html
10 https://www.education.gouv.fr/le-numerique-au-service-de-l-ecole-de-la-confiance-3212
11 Mac Luhan, M. (1994). Understanding Media, The Extensions of Man. MIT Press
12 Marx,K (2008). Le Capital, Livre 1 sections 1 à 4. Champs classiques, Flammarion. P.205
13 Rabardel, P. (1995). Les hommes & les technologies: Approche cognitive des instruments contemporains. Armand Colin. P. 38
14 Friedmann,G. (1968). 7 études sur l’homme et la technique. Editions Gonthier. P.28
15 Op. cit.
16 https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/05/23/je-ne-veux-plus-teletravailler-franchement-j-en-ai- ma-dose-les-degats-du-teletravail_6040504_3234.html
17 https://www.humanite.fr/frederic-grimaud-il-y-une-perte-de-sens-du-travail-enseignant-677810
18 https://www.lejdd.fr/Politique/jean-michel-blanquer-au-jdd-lecole-ne-sera-pas-une-garderie-3967428
19 https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/220320/quand-le-marche-s-interesse-la-continuite-pedagogique 20 Felouzis,G , Maroy,C, Van Zanten, A., (2013), Les marchés scolaires, Sociologie d’une politique publique d’éducation. PUF. P.112
21 Grimaud,F (2020)., Le métier enseignant à l’épreuve du COVID-19. Revue Ecole Emancipée n°83
22 http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b2967_proposition-loi
23 Ibid
24 Rabardel, P. (1995). Les hommes & les technologies: Approche cognitive des instruments contemporains. Armand Colin. P.20
25 Canguilhem, G. (1947). Milieu et normes de l’homme au travail. Les cahiers de sociologie, 3
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