Depuis le début de la crise sanitaire, le secteur de la distribution alimentaire a vu émerger de nouveaux modèles de start-up venant bousculer les acteurs traditionnels de la grande distribution. Du fait de son importance économique et de son fort potentiel de digitalisation, il fait l’objet de nombreuses convoitises. Cet intérêt des plateformes pour le secteur n’est pas nouveau. Déjà en 2016, Amazon ouvrait son service Amazon Prime now aux Parisiens, leur promettant une livraison de biens de grande consommation en moins d’une heure. Le service, basé sur une offre de 18000 références dont 4000 alimentaires, avait suscité l’inquiétude de la mairie, qui y voyait une menace pour les commerces de proximité de la ville 1.
Si le concept n’a pas tout de suite connu un franc succès, l’épidémie de COVID a contribué à le démocratiser fortement et a conduit au développement de nouvelles formes d’entreprises. On en distingue deux types. Le premier modèle connu sous l’appellation de « quick commerce » est constitué d’entreprises disposant d’un réseau de petits entrepôts situés en centre-ville (appelé « Dark Stores » du fait qu’ils n’accueillent pas de client), référençant un nombre réduit de produits, et proposant à leurs clients une livraison express dans un délai de 10 à 15 minutes 2. Un certain nombre d’acteurs d’origines diverses se sont récemment implantés en France, on peut notamment citer Cajoo (France), Flink (Allemagne), Gorillas (Allemagne) et Getir (Turquie) qui a inventé ce concept en 2015.
Etant donné le succès de ce nouveau modèle, les plateformes de travail collaboratif se sont à leur tour intéressées à ce marché alléchant 3. UberEats et Deliveroo ont été les premiers à élargir la palette de leur service de livraison aux magasins de la grande distribution en contractant certains partenariats (avec Carrefour pour UberEats, et Casino pour Deliveroo). Une plateforme plus récente, Everli, implantée à Lyon depuis février 2021 propose aux consommateurs de les mettre en relation avec un réseau de « shoppers » indépendants qui effectueront pour eux leurs courses dans les magasins des principales enseignes de la grande distribution (Carrefour, Auchan, E.Leclerc, Intermarché, Casino ou encore Super U) dont l’application a absorbé les catalogues. Ici, l’argument de vente ne repose plus sur la quasi immédiateté mais sur l’offre d’un gain de temps pour les foyers. Ce second modèle s’avère moins couteux car il ne nécessite pas d’investissements immobiliers, ni de logistique, celle-ci étant assurée par les enseignes. Il fait également l’économie d’une main d’œuvre salarié en ayant recours à des micro-entrepreneurs.
Social washing
Lors de leur lancement, les start-up de quick-commerce ont souhaité se distinguer des plateformes numériques dont les conditions de travail des indépendants ont été beaucoup décriées ces dernières années. La nouvelle proposition de directive de la Commission Européenne publiée le 9 décembre, qui instaure une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes numériques 4 , constitue par ailleurs un durcissement réglementaire qui va encore encourager ces acteurs à se rediriger vers le statut traditionnel d’une main d’œuvre salariée. La question du statut devient dès lors un argument marketing qui n’a pas échappé à plusieurs entreprises. Elles communiquent aussi volontiers sur le fait qu’elles mettent à disposition de leurs employés l’équipement de travail requis, ainsi que des locaux confortables dans l’attente des commandes à livrer. Wolt, une start-up technologique d’Helsinki, se dit ainsi « profondément enracinée dans le modèle de l’État-providence scandinave » 5. Cependant, comme le souligne un article du Wall Street Journal (repris dans le Courrier International) 6 qui cite un dirigeant de la start-up Zapp, ce choix du salariat aurait avant tout pour objectif de garantir la rapidité du service, qui dépend de la disponibilité immédiate de la main d’œuvre ; disponibilité qui reste incertaine lorsque les travailleurs n’ont pas de lien de subordination avec leur donneur d’ordre. Soulevant le voile de ce statut salarial, on s’aperçoit que les similitudes existant entre les deux modèles de plateformes sont nombreuses.
Pour commencer, elles partagent le même écosystème. Leurs dirigeants sortent des mêmes réseaux de grandes écoles et naviguent d’une entreprise à une autre en un temps record. Chez Gorillas, c’est par exemple l’ ex Chef de l’antenne allemande de Deliveroo, qui a été recruté comme nouveau pdg.
Leur mode de financement est également similaire, toujours basé sur des levées de fonds de plusieurs dizaines de millions d’euros censées permettre à l’entreprise de s’imposer comme leader du marché et survivre à la consolidation à venir du secteur. Gorillas a ainsi réalisé une première levée de fonds record en mars de 245 millions d’euros, est valorisé à un milliard d’euros et est parvenu au statut de licorne en moins de neuf mois 7 et 8. On peut aussi citer le milliard obtenu en six mois par Getir, aujourd’hui valorisé à 7,5 milliards de dollars (6,5 milliards d’euros) 9.
Le profil des travailleurs est enfin, à peu de choses près, identique qu’il s’agisse d’indépendants ou de salariés. Le plus souvent, ce sont de jeunes adultes issus de l’immigration (lorsqu’ils ne sont pas sans-papiers) ayant des difficultés à accéder au marché de l’emploi.
Au fil des enquêtes conduites depuis quelques mois, la porosité des frontières entre les deux types de modèles concernant les conditions de travail se fait jour. En France comme en Allemagne, l’entreprise Gorillas est particulièrement l’objet des critiques. En France, c’est une journaliste de Numérama 10 ayant testé le métier de livreuse, qui révèle des conditions de travail difficiles. Le poids des sacs constitue, en particulier, un risque important de maladies professionnelles. Si la convention collective des Transports interdit les charges de plus de 5 kilos sur le dos, ce n’est pas le cas de celle du e-commerce à laquelle l’entreprise est affiliée. Dans ce secteur seules les charges supérieures à 10 kg par commande sont interdites. Cependant aucune balance ne permet de peser le poids des sacs sur le site de l’entrepôt. Parallèlement, la multiplication des offres promotionnelles qui encouragent le client à augmenter sa commande pour bénéficier de remises, ainsi que la pratique du Stacking, qui consiste à grouper les commandes pour optimiser les temps de livraison, contribuent à accroître le poids des sacs.
Outre-Rhin, Gorillas fait également parler de lui depuis le mois d’octobre, suite à un licenciement sans préavis à l’origine d’une grève de ses livreurs à Berlin et Leipzig. A en croire les articles de la presse germanique 11 et 12 qui ont couvert le mouvement, la colère de ces derniers serait due au recours massif de Gorillas à une procédure de licenciement sans préavis qui ne nécessite aucun motif durant la période d’essai. Un nombre important de livreurs auraient ainsi été licenciés durant leur période probatoire. La durée de 6 mois de cette période d’essai constitue par ailleurs en elle-même un frein à l’accès à une certaine sécurité puisque rares sont les livreurs pratiquant cette activité difficile au-delà de cette période. Le statut de salarié, paraît dès lors tout aussi précaire que celui d’un micro-entrepreneur. Dans d’autres entreprises comme Wolt, les contrats sont généralement à durée déterminée. Si les livreurs veulent le prolonger, ils doivent alors signer un nouveau contrat avec des accords salariaux pour la plupart inférieurs au contrat initial.
Des promesses marketing non soutenables
Au-delà de la précarité, la presse allemande a également bien documenté les conditions de travail propres à ces start-up. Elles montrent comment certaines applications laissent penser qu’elles permettent de choisir des points de livraison à proximité des lieux d’habitation des travailleurs, mais seuls les points de départ à la prise de poste sont choisis et les livreurs peuvent vite se retrouver à une heure de distance de leur domicile. Chez Gorillas, les salariés se plaignent du manque d’entretien des équipements de travail (selles instables, guidons cassés,…). Les livreurs de Lieferando qui ont rejoint le mouvement initié par ceux de Gorillas réclament que des gants leur soient fournis. Avant que ce mouvement ne débute, en février dernier, les services de livraisons avaient dû être interrompus du fait des conditions hivernales (enneigement, et températures négatives). Si Gorillas affirme avoir pris cette initiative par soucis de la sécurité de leurs salariés, le collectif Gorillas United indique pour sa part que la décision a été postérieure à un arrêt de travail des salariés, ayant refusé de se mettre en péril dans les rues verglacées. Cette situation n’est pas sans rappeler les situations de livreurs indépendants qui en février 2018 avaient été menacés de désactivation de compte en cas de refus de course, et ce malgré les intempéries 13. Au-delà de ces aspects matériels et physiques, la promesse d’une livraison express, en 10 minutes pour certains, parait peu soutenable et laisse présager une pression temporelle intense sur la main d’œuvre dans l’objectif de tenir ces délais calculés au plus juste. Même si les acteurs s’en défendent – arguant du fait que la rapidité des livraisons tient essentiellement à la proximité du client (situé dans un rayon de moins de 2km) – certains analystes indiquent déjà que la seule solution pour ces entreprises d’espérer atteindre la rentabilité serait de « maximiser le temps des livreurs avec davantage de volume et d’algorithmes » 14.
Le plus préoccupant semble sans doute que ce nouveau modèle s’étend désormais progressivement aux acteurs traditionnels, menaçant des emplois bénéficiant jusqu’alors de conditions de travail relativement protégées. En effet, ces acteurs voyant leurs parts de marché menacés par ces nouvelles start-up, commencent à organiser leur offensive en adoptant les codes de leurs concurrents. Dans la crainte de se voir peu à peu cannibalisés par des acteurs au modèle plus agile, ils se sont mis à développer des partenariats voire à proposer leurs propres applications de service de livraison. Carrefour est l’acteur qui démontre actuellement le plus d’ambition dans ce sens. L’entreprise a lancé le 26 octobre un service de livraison à domicile en 15 minutes, sous le nom de Carrefour Sprint, en partenariat avec UberEats et Cajoo, utilisant l’application du premier et les dark stores du second.
Dans le cadre de ce nouveau modèle de distribution plateformisé, on peut espérer que le choix du modèle salarié permette une certaine régulation, car il implique une responsabilité de l’employeur et une affiliation des travailleurs au régime général de la Sécurité sociale, donc un suivi statistique des accidents du travail et des maladies professionnelles dont les indicateurs pourraient à terme entrainer des augmentations de cotisations sociales pour ces entreprises, porter atteinte à leur image et les inciter à agir en prévention.
- La mairie de Paris contre la livraison en une heure d’Amazon- Médiapart
- Cajoo, Flink, Dija Gorillas…. Ces startups qui révolutionnent la livraison de courses à domicile, La tribune, 18/06/2021
- Deliveroo et UberEats passent à la vitesse supérieure dans la livraison de courses, Les Echos, 7/04/2021
- Améliorer les conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme
- Riders on the storm, Tages Zeitung, 16/11/2021
- La cocotte-minute de la livraison express – Courrier International
- Der rasante Einhorn-Aufstieg des deutschen Zehn-Minuten-Lieferdienstes, Die Welt, 02/04/21
- Licorne : start-up évaluée à plus d’un milliard de dollars. Soit environ 820 millions d’euros.
- Livraisons rapides des courses : les dessous d’un business express – Libération
- Sacs lourds et vélo débridé : les dessous de la livraison en 10 minutes – Numerama
- Arbeitskampf bei Lieferdienst Gorillas: Alle Rider stehen still – taz.de
- Die digitale Sklaverei muss ein Ende haben“: Was der Gorillas-Arbeitskampf über die ganze Lieferdienst-Branche verrät – Berlin – Tagesspiegel
- Livreurs à vélo : la prévention empêchée
- Quick commerce : Pourquoi Getir, Gorillas, Delivery Hero ou Cajoo peuvent réussir, LSA 25/08/2021
Image by Peggy und Marco Lachmann-Anke from Pixabay
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