Le 26 novembre dernier a été conclu un projet d’accord national interprofessionnel (ANI) destiné à encadrer le télétravail. Signé par les organisations représentant les employeurs et les salariés (à l’exception de la CGT), il témoigne de l’intérêt des acteurs sociaux pour cette nouvelle modalité de travail. En soulignant ses bienfaits individuels et collectifs (sous réserve de l’encadrement qu’ils proposent), ils reflètent l’opinion des salariés, majoritairement favorables au télétravail, et contribuent à installer l’idée selon laquelle le travail à distance pourrait, en se pérennisant, constituer un authentique progrès social.
Pour autant, et sans contester les avantages concrets du télétravail – maintien de l’activité économique, sécurité sanitaire, réduction des émissions de CO2, amélioration du bien-être de certains salariés, etc. -, l’idée selon laquelle il instaurerait nécessairement un progrès social mérite réflexion. Car le progrès social ne tient pas seulement du bien-être d’une partie des travailleurs ni au bon fonctionnement de l’économie d’un pays : il suppose l’amélioration des conditions de vie d’une majorité d’êtres humains par une organisation sociale donnée.
Aussi la question que nous devrions nous poser est la suivante : le télétravail améliore-t-il les conditions de vie d’une majorité d’êtres humains ? Peut-il contribuer, au delà de l’épanouissement personnel de certains, à l’accomplissement social d’une majorité de travailleurs ? Peut-il contribuer à l’émancipation des travailleurs, c’est-à-dire à leur autonomie dans l’exécution de leur travail, et même à la maîtrise de leur production ? Et contribue-t-il, plus largement, à l’édification d’une société plus juste et plus viable ?
Le télétravail… pour qui ? Et comment ?
La première caractéristique du télétravail est son hétérogénéité. Parce que le télétravail ne concerne pas tous les travailleurs, et parce que tous les télétravailleurs n’ont pas la même expérience du télétravail. Tout d’abord, qui télétravaille ? Selon le Bureau International du Travail (BIT), seuls 18% des travailleurs dans le monde exercent une activité télétravaillable (un chiffre qui monte jusqu’à 40% en Europe et aux Etats-Unis, où le « travail de la connaissance » et les activités de service sont surreprésentés), et les télétravailleurs sont à 70% des cadres. Aussi, dans l’hypothèse où le télétravail constituerait un progrès, il convient déjà de préciser qu’il s’agirait d’un progrès pour une minorité de travailleurs.
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D’autre part, dans quelles conditions les salariés télétravaillent-ils ? Outre les disparités propres aux entreprises (télétravail partiel ou à 100%, télétravail imposé ou négocié, modes de management souple ou hyper contrôlé, etc.) qui devraient être lissées par le cadre de négociations proposé par l’ANI, elles sont à l’évidence très différentes selon le revenu, la situation familiale mais aussi l’âge ou encore l’expérience des salariés. Autrement dit, les conditions de télétravail sont directement corrélées aux conditions sociales des travailleurs. Or, si l’ANI précise les modalités relatives à la prise en charge des frais professionnels, il est à craindre qu’elles ne suffisent pas à neutraliser les inégalités sociales structurelles – inégalités économiques et patrimoniales, sexuelles, générationnelles, etc. – qui existent entre les travailleurs. Et il est à redouter, dès lors, que le télétravail transpose les inégalités sociales aux conditions de travail. On fait mieux comme progrès social.
L’« indépendance » : un repli sur la sphère privée ?
Ce constat nous permet d’élargir la question du bien-être individuel au travail à celle de l’accomplissement collectif au travail. Car le travail ne saurait être limité à un gagne-pain plus ou moins confortable : il est l’une des formes de la vita activa par laquelle nous métabolisons la nature, nous tissons des liens avec les autres et nous participons à une œuvre commune. Autrement dit, le travail n’est pas seulement une nécessité vitale : il est aussi une activité sociale par laquelle nous dépassons notre personne et notre sphère privée, et nous accédons à une identité et à une vie publique. En fait, aller au bureau (ou à l’usine, au champ, à l’atelier, etc.) signifie sortir de l’espace familier, clos et socialement déterminé de son domicile, pour devenir une personne publique qui, par sa manière de se présenter, de parler et de collaborer avec d’autres travailleurs, « transcende » sa condition privée.
Le fait que si peu d’observateurs aient relevé cela, et même que certains aient vu dans le travail à domicile, replié sur la sphère intime et débarrassé des autres, une « libération » voire une « émancipation », est symptomatique des renversements idéologiques de l’époque actuelle. Le phénomène n’est pas nouveau : voilà une trentaine d’années que triomphe l’idéal du travailleur dit « indépendant ». Un travailleur « entrepreneur de lui-même », détaché du collectif de l’entreprise et délié des solidarités avec d’autres travailleurs. C’est sur cet idéal, si bien adapté au capitalisme néolibéral, que les plateformes numériques ont fondé leur modèle social. Que l’indépendance de ces travailleurs s’avère bien souvent n’être qu’une illusion (les nombreux procès opposant des travailleurs des plateformes à leurs employeurs en témoignent) n’empêche pas cet idéal de triompher dans l’esprit des salariés (en particulier les jeunes), qui aspirent de plus en plus à s’installer comme travailleurs indépendants.
Peut-être peut-on voir un lien entre cette aspiration et l’engouement des salariés pour le télétravail, qui pourrait leur donner accès au rêve d’un travail « indépendant » sans avoir à en prendre le risque (celui, précisément, de ne plus avoir d’employeur) ? Toujours est-il que le télétravail risque de contribuer à renforcer l’individualisation et la désocialisation des rapports au travail qui est à l’œuvre depuis des décennies. De la négociation individuelle des salaires à la personnalisation des carrières, les techniques managériales n’ont eu de cesse, depuis les années 1980, de séparer, diviser et isoler les travailleurs les uns des autres(1). En confinant les travailleurs, même à temps partiel, dans leurs espaces privés, le télétravail devrait radicaliser ce processus. Là encore, on fait mieux comme progrès social.
Demain, tous tâcherons ?
Mieux vaut donc manier avec prudence les notions de bien-être, d’autonomie ou d’indépendance si l’on veut juger de la capacité du télétravail à contribuer à un progrès social. De même devrions-nous nous méfier de la notion de performance, évoquée dès le premier confinement par certains adeptes du télétravail satisfaits de ce que, n’étant plus « dérangés » par les autres, ils étaient plus efficaces et productifs. Mais qu’est-ce, au juste, qu’un travail qui n’est plus « dérangé » par les autres ? Qu’est-ce qu’un travail qui n’est pas interrompu, discuté et enrichi par les bavardages, les pauses café, les coups de main, les explications au débotté, les débats ou tout autre échange informel avec des collègues ?
Plutôt qu’un gain d’autonomie, il est à redouter que le télétravail réduise l’expérience du travailleur à la solitude et à la familiarité sans surprise de son domicile, aux contrôles incessants des logiciels de surveillance (type Hubstaff), ainsi qu’à la temporalité plate dictée par les agendas partagés et les réunions Zoom ou Teams, n’aboutisse à une « tâcheronisation », c’est-à-dire à la généralisation d’un travail « à la tâche », planifié et séquencé par d’autres – managers, clients ou algorithmes – et exécuté par des travailleurs dépossédés de la maîtrise et du sens de leur travail. Autrefois réservé au travail ouvrier, le travail à la tâche est aujourd’hui le propre du travail digital. Mais il se pourrait bien que le télétravail l’étende aux métiers de service, aux métiers de la connaissance, et aux métiers de bureau (fonctions comptables, informatiques, administratives, etc.). Loin d’un progrès, cette nouvelle tâcheronisation pourrait s’avérer une véritable régression sociale.
Heureusement, nous n’en sommes peut-être pas encore tout à fait là. Et nous pouvons encore défendre un autre télétravail, en nous posant dès à présent les bonnes questions. Alors mettons-nous au TAF !
Fanny Lederlin, doctorante en philosophie, auteure de Les dépossédés de l’open space, Puf, 2020.
(1)Sur ce sujet, voir LINHART, Danièle, Travailler sans les autres ?, Paris, Seuil, 2009.
Image StockSnap/Pixabay.
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