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ESS et travail – Une première approche critique

Par Jean Philippe Milesy, Secrétaire général de l’Institut Polanyi, Administrateur au Groupement des Organismes Employeurs de l’Economie Sociale (GOEES).

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Même si on peut discuter ses chiffres « magiques » souvent mis en avant (10% du PIB, 12,5% de l’emploi salarié privé etc), l’Economie sociale et solidaire (ESS) représente une réalité incontestable.

Présente dans toutes sortes d’activités, de la banque à la culture, des assurances à la mécaniques, du sport à l’habitat et bien d’autres, l’ESS n’est pas à proprement parler un secteur économique et c’est souvent en cela que beaucoup ont du mal à l’appréhender.

Elle n’est pas non plus l’économie du social, de la réparation. Elle n’est pas une économie de l’intention, mais une économie des formes que lui donnent ses statuts, mutualistes, coopératifs et associatifs dans leur diversité.

L’ESS se veut avant tout comme un « entreprendre autrement » et, en tant que tel, devrait aborder « autrement » les questions du travail au sein de ses entreprises, qu’il s’agisse des relations du travail ou des organisations de la production…

A ce titre, un dispositif comme « Travailler au Futur » ne saurait en ignorer l’importance et les spécificités.

Revenons sur cet « entreprendre autrement ».

L’évoquant j’ai employé les mots « se veut » ou « devrait » tant il est vrai que tout observateur, fut–il au sein de l’ESS et aussi engagé soit-il dans sa défense et son développement, est confronté aux insuffisances de l’ « autrement » en ces domaines du travail.

Et ce sera l’objet de cette première chronique, critique mais animée du désir de voir cet « entreprendre  autrement » se constituer résolument en alternative et devenir « la norme de l’économie de demain » comme le revendique Jérôme Saddier, président d’ESS-France, structure faîtière de l’ESS.

En remarque liminaire il faut préciser que, contrairement aux idées communes sur le sujet, les salariés de l’ESS, plus de deux millions, sont des salariés de droit commun au même titre que dans les autres formes d’entreprises et soumis aux mêmes règles. L’exception est celle des coopératives de production et de travail (SCOP, CAE, SCIC) où les travailleuses et travailleurs peuvent se retrouver dans une position double : ils sont, au regard des lois du travail et de la protection sociale, des salariés comme les autres et, au titre des statuts, ils sont coopérateurs et donc co-entrepreneurs.

Mais cette situation juridique et sociale pour l’essentiel banalisée, implique-t-elle pour autant que les salariés, quelles que soient leurs responsabilités, soient, au sein d’entreprises qui se proclament « autres », fondées sur la solidarité et la démocratie, confrontées aux mêmes situations, aux mêmes tensions qui prévalent peu ou prou au sein des entreprises ordinaires ?

La question est essentielle car elle conditionne pour beaucoup de personnes en quête d’alternatives l’adhésion qu’elles peuvent montrer à l’égard d’une ESS de transformation, d’une ESS émancipatrice.

C’est cette question qui détermine une position univoque de beaucoup de syndicalistes qui ne considèrent l’ESS qu’en tant que secteur revendicatif aux réalités très diverses et non en tant que potentiel de convergences pour une société plus solidaire et plus démocratique.

Puisque j’évoque ici les syndicats et que nous sommes dans TAF, je voudrais revenir sur des éléments d’histoire qui ont sans doute conduit à cette situation.

Dans cette approche historique ils nous faut distinguer, au sein de l’ESS, ce qui procède d’une part des initiatives de femmes et d’hommes en réponse à des besoins sociaux, à des projets communs et confrontés aux violences et prédations libérales, et d’autre part  ce qui est la formalisation des œuvres charitables religieuses et philanthropiques.

Et ici nous nous en tiendrons pour l’essentiel aux premières.

L’Associationnisme, tel que l’évoquent Michèle Riot-Sarcey et Jean-Louis Laville dans « le Réveil de l’Utopie » (éd.L’Atelier), est à l’origine le fait de femmes et d’hommes du peuple, de bourgeois révoltés dans une dialectique avec les penseurs du temps tels que Saint-Simon ou Fourrier, Proudhon ou Pierre Leroux.

Les premières sociétés de secours mutuelles, les premières associations ouvrières de production, les premières coopératives de consommations, les premières caisses populaires de crédit ont un terreau commun. Et ce terreau est le même d’où vont surgir les formes premières du mouvement ouvrier.

Je ne prendrai, en cette année où l’on commémore le cent-cinquantième anniversaire de la Commune de Paris, qu’un exemple celui d’Eugène Varlin, martyr de la Semaine sanglante. Relieur, Varlin est à la fois militant socialiste libertaire, animateur de sa mutuelle ouvrière et cofondateur de la Marmite, premier restaurant coopératif parisien aux innovations multiples.

Plus tard Fernand Pelloutier, dans sa conception des Bourses du travail, intègre sous un même toit et pour un même territoire, les premières formes syndicales, les mutuelles ouvrières, les associations ouvrières de productions, les associations d’éducation populaire.

Mais ces temps de synergie passent.

Dans les débats politiques de la fin du XIXème siècle des fissures apparaissent qui vont, du moins en France aller en s’élargissant. Karl Marx voit dans les coopératives « l’’économie des travailleurs », mais il émet aussi dans des œuvres ultérieures des réserves : nombre de ses épigones et en premier lieu les guesdistes prennent de ce fait leurs distances. Un même phénomène touche des anarchistes émules de Bakounine. Et c’est en vain que Charles Gide, premier grand théoricien de l’Économie sociale, tentera de défendre devant les Congrès socialistes son programme de République coopérative.

Ce développement, pour l’essentiel séparé entre formes de l’ESS et organisations du mouvement ouvrier, aura en France des conséquences déplorables pour toutes. Il manquera aux premières un lien aux travailleurs et aux travailleuses et des dynamiques sociales. Il manquera aux secondes des bases pour le développement de la solidarité et de la démocratie, la gestion d’ « utopies concrètes ».

La situation ne sera pas la-même partout. Ainsi en Italie, les familles coopératives, formes essentielles de l’Économie sociale, se sont constituées et ont évolué en lien avec les forces syndicales.

Des militants ouvriers, syndicalistes ou politiques s’investissent dans les mutuelles, les coopératives et les associations mais en ordre dispersé et sans élaborer non une théorie de l’ESS mais du moins des outils spécifiques en liens avec leurs engagements.

Cela aura deux conséquences. D’une part il y aura les errements de beaucoup de notables mutualistes et coopératifs durant l’Occupation[1].

D’autre part, sans références sociales, les entreprises de l’ESS adopteront vis-à-vis de leurs salariés une gestion qui se voudra pragmatique, c’est-à-dire selon l’esprit des temps.

En 1984, René Teulade qui fut président de la Fédération Nationale de la Mutualité Française, avouait : « Je crois (…) que ce qui nous a manqué dans cette période, jusqu’en 1960, voire 1967, c’est une véritable ouverture vers le monde du travail. »[2]

La gestion des entreprises de l’ESS pendant ces années hésite entre paternalisme et banalité. Mais le développement, à partir des années 70, d’une société sous dominante néo-libérale va complexifier la situation.

Les théories managériales vont faire florès et les dirigeants, tant les élus que les « technostructures », vont assez vite céder aux sirènes de la modernité, d’autant que, si certaines entreprises ESS disparaissent comme les coopératives de consommation, certaines grandes entités connaissent une réelle croissance comme dans le secteur des assurances ou de la banque.

Dans les dernières années, ce sera notamment le cas des mutuelles-santé engagées dans des regroupements et fusions qui font passer leur nombre de plus de 6000 il y a vingt ans à moins de quatre cents à ce jour.

Dans les années 60 dans bien des structures mutualistes, les militants étaient en charge de la collecte des cotisations, aujourd’hui les structures qui comptent souvent plusieurs centaines de milliers d’adhérents voire plusieurs millions se trouvent confrontées aux théories des « big data ».

Ce n’est pas sans conséquences sur les paradigmes mutualistes ou coopératifs.

Quand David Graebber, l’anthropologue et géographe américain récemment décédé, affirmait que l’essentiel de la victoire libérale des dernières années était une victoire idéologique, cela concernait aussi tous ceux qui, au-delà de leurs convictions, vont considérer les règles de la gestion libérales comme « naturelles ».

Et cela frappe les entreprises de l’ESS de plein fouet.

Il est vrai que, au-delà de la croissance des structures, les activités, les interventions sont de plus en plus complexes et demandent une professionnalisation accrue.

Comment y répondre ?

Les traditions d’éducation populaire qui assuraient en leur sein la promotion sociale tant d’adhérents que de salariés vont s’effriter jusqu’à quasiment disparaître.

Le pouvoir des élus va pareillement s’effacer au profit des technostructures qui vont imposer l’idée que les procédés qu’ils mettent en œuvre qu’il s’agisse de comptabilité, d’investissements ou de « ressources humaines » sont purement techniques, politiquement neutres.

Rares sont les dirigeants élus de l’ESS qui, à l’instar de Jean-Louis Bancel, président du Crédit coopératif, s’engagent face aux autorités européennes pour un plan comptable distinct pour les entreprises « non-profit » devant des normes IFRS purement libérales.

Les grandes unités de l’ESS (et des moyennes aussi) vont confier leur sort à des générations de MBA, aux filières DRH indifférenciées, aux parcours idéologisés à l’extrême même quand leurs titulaires aspirent à un entrepreneuriat plus social, davantage porteur de sens.

Il y avait un vieil adage qui disait qu’il était plus facile et préférable de professionnaliser un militant que de conscientiser un technocrate. Il a été depuis belle lurette oublié.

Ainsi une grande mutuelle d’assurance qui a connu son développement dans ses liens aux confédérations syndicales a, dans un temps où il est vrai elle connaissait alors quelques errements en rupture avec l’esprit de ses fondateurs, confié ses RH à un « technicien » venu de la grande distribution, secteur connu pour les violences de ses relations sociales.

Depuis l’entreprise revient à ses valeurs mais l’exemple est très significatif.

Dans le contexte abordé ci-dessus comment voir émerger dans le champ du travail et des relations sociales des organisations de la production cet « entreprendre autrement » ?

Contrairement à ce que des syndicalistes affirment, les entreprises de l’ESS, mutualistes et coopératives ne sont pas des pandémoniums sociaux. Pour certaines elles connaissent des situations plutôt favorables, pour le plus grand nombre identiques à celles des entreprises ordinaires comparables. Mais peut-on se contenter de ces équivalences s’agissant de structures se revendiquant de valeurs solidaires, démocratiques ?

Ce qui sera regardé sévèrement, mais en quelque sorte considéré comme normal, au sein d’un groupe de grande distribution capitaliste, paraîtra plus scandaleux s’agissant d’un groupe proclamant sa forme coopérative. Il en sera de même pour une banque qui communique sur son lien aux gens et en vient pour plus de profits à maltraiter ses salariés.

Pour ceux qui, comme moi, ont participé à d’innombrables débats publics sur l’ESS, ces dérives lui sont amèrement reprochées, tout autant que des pratiques mercantiles banalisées.

Et la situation est d’autant plus intolérable que nombre d’élus mutualistes ou coopératifs sont eux-mêmes des salariés en activité ou retraités.

Cette banalisation se retrouve dans les options prises par le principal groupement d’employeurs de l’ESS.

Dans la recherche d’une reconnaissance à tout prix, l’Union des employeurs de l’ESS (UDES) a été amenée à coller aux positions patronales les plus radicales tant au temps de la loi El Khomry dite « loi travail » en 2016-2017 que des ordonnances Pénicaud-Macron.

Cet engagement a failli déboucher sur une union entre l’UDES et la CPME qui, si elle échoua, conduisit néanmoins une bonne partie des employeurs du médico-social à rejoindre l’organisation lige du MEDEF.

Où est l’ « autrement » perceptibles dans ces conditions ?

Notons que des groupements existent qui se sont refusés à pareilles options : le Groupement des organismes employeurs de l’Économie sociale (GOEES) et l’UFISC qui agit au sein du monde de la culture mais ils sont hélas très minoritaires.

La réponse à cet état de choses est peut-être à chercher du côté de l’exercice effectif de la démocratie mutualiste ou coopérative avec l’éloignement des élus et des technocrates des adhérents, de leurs besoins, de leurs ressentis. Il y a une dialectique indéniable entre affaiblissement de la participation des adhérents et gestion banalisée des structures.

Cependant, dans les derniers temps on entend de nouveaux discours, on perçoit de nouvelles orientations qui cherchent une meilleure cohérence entre valeurs revendiquées et pratiques mises en œuvre. 

J’ai essentiellement parlé jusque-là des mutuelles et coopératives et pourtant l’essentiel du salariat de l’ESS n’est pas là : pour les deux tiers il est au-sein des associations.

Et c’est sans doute là que les problèmes les plus sensibles résident.

Là encore il faut distinguer les œuvres, structures, souvent parmi les plus importantes, héritées des charités religieuses et philanthropiques,  et les associations que par j’appellerai citoyennes.

Pour les premières nous nous retrouvons souvent dans la situation des entreprises de l’ESS précédemment évoquées.

Pour les secondes nous sommes, le plus souvent, en face de structures de moindre taille, davantage confrontées aux circonstances du temps.

Dans les deux cas coexistent en leur sein des bénévoles et des salariés bien que la professionnalisation des interventions donne une place de plus en plus grande aux derniers.

Pour l’essentiel, ces associations sont en tension entre leurs activités d’intérêt général, qui vont croissant et leurs financements décroissants ; alors que l’Etat se désengage tout en ayant des exigences de plus en plus fortes (« faire plus avec moins de financement »), les collectivités territoriales voient leurs ressources se réduire par rapport aux engagements qui sont les leurs, notamment dans le cadre de la décentralisation et des « défausses « étatiques.

Par ailleurs, dans les champs d’interventions des associations le libéralisme imprime sa marque. La marchandisation va bon train. Des domaines longtemps circonscrits à l’action publique et/ou aux associations, des opérateurs privés se présentent et les règles nouvelles (nationales ou communautaires) laissent libre cours à leurs prédations. Ainsi, le plus souvent, ils se réservent la part la plus solvable des nouveaux « marchés » notamment sociaux. 

Pour le reste, les règles de la concurrence imposent des « appels d’offre » des « marchés » où les associations se retrouvent en lutte les unes avec les autres et où d’autres opérateurs relevant du « social business » se taillent souvent la part du lion.

Mais comment être moins disant dans un marché social, culturel ou autre si ce n’est en dégradant ce qui représente l’essentiel de l’œuvre c’est-à-dire les salaires et les conditions de travail des salariés.

Certains nouveaux secteurs du social, notamment les services aux personnes dont l’aide à domicile, sont le lieu de développement d’un nouveau prolétariat, féminin en quasi-totalité, où dominent bas salaires et précarité.

Bien sûr, toutes les études sur la qualité de vie au travail dans le monde associatif jusqu’à présent mettent en avant « le sens », les valeurs mais, quoiqu’on dise, le sens n’assure pas les fins de mois difficiles.

D’autres associations connaissent de graves tensions et on assiste à des conflits de travail tant sur les salaires que sur les conditions de travail voire la gestion. Emmaüs, France-Terre d’Asile et bien d’autres furent touchées.

Les travaux de Matthieu Hély sont à ce sujet très éclairants.

Le secteur associatif est d’autant plus vulnérable qu’il connaît une syndicalisation très marginale et l’émergence d’Asso, un syndicat spécifique au sein de Solidaires n’a guère changé la donne.

Pour finir cette première approche critique des rapports Travail/ESS avant de donner la parole à des militants et chercheurs de chaque famille, je voudrais cependant aborder de nouvelles dimensions de l’ESS, porteuses d’espoirs dans la perspective de transformation et d’émancipation.

C’est du mouvement coopératif que viennent ces « bonnes nouvelles ».

Il y a bien sûr le développement continu, bien qu’encore modeste, des coopératives de production, qu’il s’agisse de créations ou de reprises d’entreprises après lutte.

Les SCOP (ex-coopératives ouvrières de production) [3] ne sont pas exemptes de tensions quant au travail, aux salaires, aux conditions de l’activité, mais les travailleuses et les travailleurs y sont maîtres de l’affaire, élisent (et peuvent démettre) leurs dirigeants. Elles sont un lieu privilégié des engagements et valeurs de l’ESS.

Les salariés sont aussi présents au sein des Sociétés coopératives d’intérêts collectif (SCIC) qui portent un projet commun avec l’ensemble des parties prenantes.

Les Coopératives d’activité et d’emploi, à l’origine, offraient un cadre collectif, garant notamment de protection sociale, à des porteurs de projets et créateurs d’entreprises ; aujourd’hui elles représentent des réponses concrètes à l’Ubérisation du travail, et à toutes les formes de dé-salarisation. Le groupe Smart offre ainsi un cadre coopératif à l’activité de plus de cent milles femmes et hommes en Europe.

SCOP et CAE sont le cadre d’émancipation des travailleurs des plateformes de la surexploitation qu’ils subissent.

On le voit l’ESS entretient des rapports complexes au travail ; mais en son sein se dessine des formes transformatrices. Des mouvements très perceptibles y montrent un réinvestissement des valeurs, des principes, des pratiques démocratiques et d’une innovation sociale qui n’est pas, comme elle est trop souvent présentée, une simple adaptation au cadre libérale, mais la recherche de voies nouvelles pour répondre à la crise démocratique, sociale et environnementale que nous traversons.


[1] Mais ces errements seront aussi ceux de responsables de la CGT comme le montrent les instances de celle-ci en juillet 40

[2] « La Mutualité Française » René Teulade et Pascal Beau, Ramsay 1984

[3] Aujourd’hui par un affadissement du sens  « Sociétés COopératives et Participatives »

Image PublicDomainPictures / Pixabay.

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