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La lutte contre le capitalisme de plateforme

Recension de « The Fight against platform capitalism » de Jamie Woodcock, par Michel Héry.

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Dans The fight against platform capitalism, de Jamie Woodcock replace le combat contre les plateformes des coursiers à vélo et des chauffeurs dans la continuité de celui des travailleurs depuis le début du capitalisme.

La littérature consacrée aux plateformes d’intermédiation entre un fournisseur de services et un client (livraisons de repas, services de transport, services à la personne, nettoyage, etc.) est désormais abondante. Elle décrit souvent cette plateformisation (uberisation) de l’économie comme un phénomène radicalement nouveau, lié au développement rapide ces dernières années des technologies de l’information et de la communication (TIC), notamment en termes de portabilité. Le statut de travailleurs indépendants des coursiers ou chauffeurs est également souvent mis en avant pour montrer la nouveauté du phénomène.

Dans son livre The fight against platform capitalism, le sociologue anglais Jamie Woodcock adopte une approche différente. S’inscrivant dans la logique de l’enquête ouvrière, développée au XIXème siècle pour décrire la situation des travailleurs face aux premiers développements du capitalisme moderne, l’auteur a fait le choix de traiter des conditions de travail imposées par les plateformes en écoutant la parole des travailleurs. Le parti pris théorique de ce choix est que ces travailleurs ont les moyens d’identifier et d’analyser les conditions de leur oppression et, à partir de là, la capacité à faire le choix des actions qu’ils mèneront pour se défendre. 

Pour Woodcock, l’exploitation des travailleurs par les plateformes ne constitue pas une rupture, mais s’inscrit au contraire dans la logique capitaliste de maximisation des profits au détriment des conditions de travail et d’existence. Peu importent les conséquences, seul compte le retour sur investissement. Les TIC ne sont dès lors qu’un outil comme le furent en leur temps la vapeur, puis l’électricité ou les premières opérations d’automatisation de la production. Les retours aux écrits de Marx sont d’ailleurs nombreux tout au long du livre pour souligner les similitudes entre la situation du prolétariat au XIXème siècle et celles de ces nouveaux damnés du XXIème siècle. Ils sont certes statutairement indépendants, mais n’ont aucune prise sur le rythme et l’organisation de leur travail imposés par la plateforme, ni même pratiquement sur la gestion de leur temps : la vie privée est subordonnée à une vie professionnelle chronophage tellement les rémunérations sont misérables.

Compte tenu de leur statut, ces travailleurs sont dans une position de rupture par rapport aux conditions d’emploi de la majorité de la classe travailleuse actuelle. Toujours dans la logique de l’enquête ouvrière, l’auteur fait un parallèle avec le développement de l’opéraïsme (operaismo) dans les années ’60 et ’70 en Italie qui ont vu de jeunes travailleurs de l’automobile originaires du sud de la péninsule et employés dans les usines du nord développer une culture de lutte et de rupture radicales sur les lieux de travail. La confrontation avec un mode d’organisation de la production destructeur des corps et des esprits (qu’on se souvienne des luttes des OS de l’automobile en France) et l’incapacité des structures syndicales traditionnelles à encadrer le conflit ont conduit à des mouvements sociaux marqués par des grèves « sauvages » très dures, impulsées par des collectifs. Il n’est pas nécessaire d’avoir une culture syndicale, ni l’accompagnement de militants chevronnés pour se révolter quand les conditions de travail ne sont plus tolérables. 

Il ne faut donc pas sous-estimer les capacités de lutte des travailleurs des plateformes. Selon Woodcock, trois facteurs ont concouru au développement des premières actions déjà menées sur tous les continents. Pour des raisons de commodité, nous prendrons ici l’exemple du portage de repas à domicile, mais la démonstration pourrait être faite également pour les chauffeurs VTC (voitures de transport avec chauffeur).

  • La forte capacité des travailleurs à établir des liens entre eux :

Ces livreurs indépendants à deux roues qui n’ont pas un lieu de travail commun ont en revanche de multiples occasions de se côtoyer : à l’extérieur des restaurants où ils viennent prendre les commandes, dans des lieux de pause situés à proximité de ces mêmes restaurants où ils patientent entre deux commandes. Ils sont familiers des réseaux sociaux. Au fil du temps des contacts s’établissent quelles que soient parfois les difficultés de communication de coursiers de plus en plus souvent issus de l’immigration. Et face au même patron, subissant les mêmes conditions de vie et de travail, ils prennent conscience qu’ils ont des intérêts communs à défendre qui nécessitent de lutter. Pour autant cette réflexion n se traduit pas automatiquement par une capacité à organiser l’action.

  • Le refus des plateformes de tout dialogue social :

Pour ne pas risquer une requalification en contrats de travail des contrats commerciaux qui les lient aux livreurs, les plateformes limitent au strict minimum les interactions physiques qu’elles pourraient avoir avec eux. Elles préfèrent une communication écrite institutionnelle. Face à cette incapacité des travailleurs à faire entendre leurs revendications même minimales, la pression ne peut que monter. Des témoignages recueillis en France confirment d’ailleurs que quand une plateforme envoie un représentant, il n’est mandaté sur aucun point et se présente comme quelqu’un venu seulement écouter. Les questions les plus pressantes sur la rémunération du travail et les questions de sécurité ne sont jamais entendues.

  • L’internationalisation des plateformes :

Dans ce cas aussi, le développement des réseaux sociaux a permis aux travailleurs des plateformes de prendre conscience que leurs conditions de travail dégradées ne sont pas une exception, mais la règle. Des liens se sont déjà établis à l’échelon européen et même mondial (surtout entre pays anglophones).

Pour autant, cette capacité à échanger, à analyser, à organiser des actions qu’ont les livreurs ou les chauffeurs reste faible pour des métiers comme les services à la personne ou le nettoyage pour lesquels les lieux de socialisation manquent. 

Un chapitre spécifique du livre est consacré aux travailleurs en ligne. Leur situation d’isolement (et de concurrence) est encore exacerbée par rapport aux travailleurs du transport (livreurs ou chauffeurs). Leurs profils professionnels peuvent être très différents : travailleurs du clic peu qualifiés, employés par les entreprises numériques pour effectuer des tâches répétitives ou d’entrainement des intelligences artificielles ou travailleurs qualifiés (traducteurs, maquettistes, etc.). Dans ce cas aussi, Amazon Mechanical Turk par exemple, prétend au simple rôle d’intermédiaire entre le donneur d’ordre (requester) et le travailleur et prétend ne pas avoir à se mêler d’éventuels désaccords techniques ou commerciaux pouvant intervenir entre le client et le prestataire. En riposte, certains travailleurs ont mis au point des outils tels que Turkopticon largement partagés au sein de la communauté, qui permettent d’identifier les mauvais payeurs ou les clients malhonnêtes avant d’accepter un contrat. Malgré l’isolement, c’est bien une activité commune, le fait d’être victime d’une même exploitation (le pourcentage de commission atteint 50%, voire 70% pour les travailleurs de Rev, autre plateforme d’intermédiation) qui fédère dans la lutte ces travailleurs. 

En conclusion, Woodcock insiste sur le fait que dans ces organisations de la production mises en place par Uber, Deliveroo et autres, ces entreprises jouent aussi le rôle de têtes chercheuses pour le capitalisme. Ce n’est pas un hasard si des travaux sont actuellement menés qui permettraient de substituer un robot au chauffeur ou au livreur : cela peut constituer une nouvelle étape dans la capacité du capital à dégager des profits supérieurs, comme cela est déjà le cas au détriment de ces travailleurs à travers le temps d’attente non rémunéré.

Quant aux formes de luttes à venir, l’auteur considère que c’est évidemment à ce syndicalisme « par en bas » (from below) de les définir. Des formes d’action commune avec les syndicats traditionnels ou un syndicalisme de contestation (comme IWGB au Royaume-Uni qui a fait le choix de ne pas appartenir au TUC, Trade Union Congress, l’organisation fédératrice des syndicats britannique) sont possibles, mais elles ne sont pas exclusives. C’est l’analyse de leur situation par les travailleurs eux-mêmes qui les conduira à déterminer la conduite à tenir.


Le livre de Jamie Woodcock (en anglais) peut être chargé gratuitement ICI

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