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Le travail des femmes dans la pensée de Karl Marx

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Image Kristi Çunga/Noun Project.

26 mai 2020

Par Saliha Boussedra*, Docteure en philosophie de l’Université de Strasbourg. Membre associée Centre de recherche en philosophie allemande et contemporaine.

Pour la philosophe Saliha Boussedra, la réception de Marx par une partie des théoriciennes féministes des années 1970 (les féministes matérialistes notamment) semble avoir durablement déterminé la réception de l’œuvre du philosophe dans le mouvement social féministe. Malgré quelques nuances ou exceptions, parmi certaines de ces penseuses, Marx a fini par être reçu comme celui pour lequel toutes les questions se réduiraient à un économicisme. Économicisme qui n’aurait pas tenu compte du « travail domestique » et qui aurait tout simplement oublié la question des femmes.

Cette réception malencontreuse n’a pas été sans quelques dommages. En effet, le mouvement féministe des années 1970 est imprégné par l’œuvre déterminante de Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe. Pourtant, la philosophe s’inspire de l’œuvre de Marx, en particulier pour penser l’histoire des femmes dans la perspective d’un « matérialisme historique ». Elle insiste lourdement sur l’autonomie financière des femmes par le travail, du travail salarié notamment. Il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre de penseuses féministes des années 1970 semblent avoir davantage été marquées par la figure de la « femme au foyer » dont Beauvoir dresse un portrait au vitriol, dénonçant à la fois l’immanence (la reproduction à l’identique de la vie) à laquelle les femmes sont condamnées ainsi que la transcendance (le fait de pouvoir réaliser diversement sa vie) dont les femmes sont amputées. C’est alors le modèle de la femme au foyer qui sera l’objet de la critique par toute une partie des théoriciennes féministes, les conduisant à se focaliser (à quelques exceptions près) sur l’activité domestique. Ce procédé les a conduites, sans doute malgré elles, à laisser dans l’ombre les femmes ouvrières de ces mêmes années 70, mais aussi toutes celles du XIXe siècle qui apparaissent pourtant dans l’œuvre de Marx, particulièrement dans le livre I du Capital. De la sorte, se focalisant sur l’activité des femmes au sein du foyer domestique et ce, dans le but de l’élever à la dignité du travail salarial, ouvrier notamment, une partie de ces théoriciennes a pu contribuer à laisser de côté l’existence des ouvrières elles-mêmes. Or, Marx s’est attaché à la condition des femmes non seulement d’un point de vue théorique dans le cadre du livre I du Capital, mais aussi aux femmes en tant que prolétaires, c’est-à-dire en tant que membres d’une classe révolutionnaire.

Loin d’une dichotomie entre la vie domestique et la vie salariale, l’analyse de Marx invite au contraire à une perspective dialectique combinant deux formes de propriété privée : la propriété privée familiale et la propriété privée capitaliste. La prise en compte des femmes en tant que catégorie de sexe et catégorie socio-économique devient systématique dans le livre I du Capital, dès lors que Marx parle des « travailleurs concrets ». Pour comprendre l’approche du penseur sur la question des femmes, deux portes d’entrée peuvent être empruntées : d’une part, celle qui envisage le sexe féminin exclusivement comme une catégorie du monde salarial et qui pose aussi une distinction entre les âges et d’autre part, celle qui envisage le sexe féminin comme membre d’une communauté familiale occupant la fonction soit de mère et/ou de conjointe, soit d’enfant, soit d’adolescente.

Passant, en quelque sorte, la première porte d’entrée, les femmes sont envisagées du point de vue du capital. Et ce point de vue est double. 

Tout d’abord, il conduit à percevoir la force de travail des femmes à travers ce que Marx appelle le « travail abstrait » (temps de travail socialement nécessaire en moyenne contenu dans une marchandise et qui sert à mesurer sa valeur). En percevant la force de travail des femmes du point de vue du travail abstrait, les femmes sont parfaitement égales à ceux que Marx nomme les « hommes adultes masculins » mais aussi aux forces de travail enfantines et adolescentes des deux sexes. Dans ce cadre précis, il n’y a pas de différences entre les catégories de travailleurs et il n’existe au fond qu’une figure du travailleur : le travailleur général.

 Du point de vue du travail abstrait, tous les travaux des différentes forces de travail, quel que soit leur sexe, leur âge ou même leur niveau de qualification, se valent. Pour illustrer cette idée très abstraite, il faut comprendre que seul est pris en compte le « temps de travail socialement nécessaire en moyenne », or ce dernier n’a ni sexe, ni âge, ni niveau de qualification car il est seulement du temps. C’est pourquoi, les forces de travail féminines envisagées de ce point de vue ne se distinguent pas des autres catégories de travailleurs et elles sont leur égale.

En revanche, du côté du travail concret vont apparaître des distinctions. Nous nous concentrerons pour l’essentiel sur les différences de salaire. Les femmes salariées réclament depuis longtemps l’égalité salariale. « A travail égal, salaire égal ! » disent-elles. Comme nous venons de le voir, cette revendication féministe est parfaitement légitime du point de vue du travail abstrait, (concept que Marx met en place) mais l’économie politique, qui est l’objet de la critique de Marx, ne l’entend pas de cette oreille. 

En effet, pour l’économie politique (qui ne parle pas le langage de « la force de travail », immense découverte que Marx formalisera en distinguant « le travail » de « la force de travail »), « le travail » ou le « salaire » (le « salaire » est une forme phénoménale, il donne l’apparence de payer « le travail », en réalité il ne paie que « la force de travail ») correspond à la valeur des biens nécessaires à l’entretien de la vie. Dans ce cadre, pour l’économie politique, il est parfaitement justifié que la valeur de ce que Marx appellera la force de travail, ici celle des femmes, soit moindre. Et cela en raison de leur développement musculaire. Autrement dit, comme la force musculaire est moins développée chez les femmes, alors l’économie politique estime que les femmes ont besoin d’une moindre dose de nourriture. Dans ces conditions, la valeur de leur force de travail est moindre.

 Aussi absurde que puisse paraître ce raisonnement, il n’en fonde pas moins la justification, par l’économie politique, du salaire minoré des femmes. Il en va de même pour les enfants dont la force musculaire est censée être encore moins développée que celle des adultes. 

Par ailleurs, pour la bourgeoisie, c’est l’homme adulte masculin qui est le principal pourvoyeur de ressources. Dans ces conditions, est pris en compte, dans la valeur de sa force de travail non seulement l’entretien de sa vie mais aussi celui de sa famille supposée. En mettant les femmes et les enfants au travail, le capitaliste répartit la valeur de la force de travail adulte masculine sur l’ensemble des membres de la famille enrôlés à l’usine. La valeur de la force de travail adulte masculine baisse mais l’écart de salaire entre les sexes et les âges se maintient. Cela est proprement contradictoire et explique pourquoi femmes et enfants sont surexploités. Voilà donc pour la première porte d’entrée dans le livre I du Capital proposant d’appréhender la question des femmes. Elle est purement théorique.

Ensuite, s’agissant de la seconde porte d’entrée qui permet d’analyser la place des femmes dans le dispositif conceptuel de Marx, il convient de se tourner vers la famille ouvrière envisagée comme une forme de propriété privée, formant une communauté de vie et appelée à entrer dans un processus de dissolution contradictoire dès lors qu’elle est confrontée à la propriété privée capitaliste. Ce processus de dissolution contradictoire de la propriété privée familiale analysé dans le livre I du Capital implique que, confrontées au monde du travail, les femmes (et les enfants) y sont particulièrement exploitées. Mais, ce processus implique également que les femmes se développent « en tant qu’individu », ce qui n’est pas le moindre des progrès pour Marx. Dans ce cadre, le penseur va s’intéresser plus particulièrement à la famille ouvrière d’un point de vue que nous qualifierons d’historique. Il s’intéresse à ses conditions de travail, mais aussi à ses conditions de vie, de logement, d’alimentation, d’accès aux soins, à la parentalité notamment.

 Pour comprendre sa démarche, il faut avoir en tête que la question de la « famille » en tant que concept apparaît dès L’Idéologie allemande, (ouvrage qu’il co-écrit avec Engels en 1845-46). Dans cet ouvrage, Marx est à même de poser les jalons d’une analyse de classe (même si les femmes ne forment pas une classe sociale selon lui). Il lui permet aussi de poser la division sexuelle et générationnelle du travail au sein de la propriété privée familiale. Mais sa conception de la famille est aussi gouvernée par le principe de la « communauté ». Ce principe de la communauté explique en partie pourquoi les femmes ne sont pas une classe sociale. En effet, les femmes forment une « communauté d’intérêt » avec les différents « membres » de la famille même si cet « intérêt commun » de la famille n’empêche nullement la division du travail et les rapports de domination qui l’accompagnent. Cette idée d’une famille existant sous le sceau de la communauté implique du point de vue de Marx que les individus qui la composent (parents et enfants) n’y existent pas « en tant qu’individu ». Ils n’y existent qu’à titre de « membres ». En somme, ils forment un « tout » et seule existe véritablement « La famille ». En ce sens, la communauté familiale, telle qu’elle apparaît dans L’Idéologie allemande, ne permet pas en elle-même le développement individuel de ses membres. Ses membres sont en quelque sorte enrôlés par l’esprit communautaire de cette forme de propriété privée qui gouverne la famille. Toutefois, lors de la rédaction de L’Idéologie allemande, Marx n’est pas encore en possession d’une part, de ses grands concepts que seront notamment le travail abstrait, la force de travail et d’autre part, ses connaissances empiriques des conditions de la vie ouvrière ne sont pas assez étendues. En revanche, dans le travail du Capital, travail qui l’occupera durant vingt ans au bas mot, la somme des données empiriques qu’il va récolter est disons-le considérable. L’analyse du texte montre alors qu’il est en mesure de réaliser une approche beaucoup plus fine de ce processus contradictoire de dissolution de la famille ouvrière.

Nous parlons d’un processus contradictoire de dissolution de la famille ouvrière dans le livre du Capital pour la raison suivante : en enrôlant les femmes et les enfants dans le monde du travail, l’action du capital sur la famille ouvrière consiste à remettre en cause les hiérarchies familiales qui avaient court jusque-là entre les sexes et entre les générations. Les femmes, les adolescents et enfants des deux sexes étant en mesure d’entretenir leur propre vie, alors l’autorité de celui qui occupe la place de père et de conjoint est remise en cause. Ce dernier n’est plus l’unique pourvoyeur de ressources.

 Par ailleurs, en s’affrontant au monde du travail, les femmes découvrent un autre univers que celui de la seule vie familiale. Par leurs activités salariées, elles participent à la production sociale qui a trait à la sphère des échanges économiques nationaux et internationaux. Elles découvrent également les collectifs de travail. Marx décrit aussi les luttes et les grèves des ouvrières pour de meilleures conditions travail, pour de meilleurs salaires notamment. En participant à la sphère sociale de la production, les femmes deviennent de facto des membres à part entière de la production nationale et internationale, elles peuvent alors revendiquer un développement plus grand de leurs droits sociaux et de leurs droits politiques. La relative autonomie financière, le fait qu’elles puissent participer à entretenir leur vie implique qu’elles ne sont plus disposées à accepter les anciennes hiérarchies familiales. Ni elles, ni les adolescents, ni les enfants. C’est pourquoi, Marx est conduit à dire : « Or quelque effrayante et choquante qu’apparaisse la décomposition de l’ancienne institution familiale à l’intérieur du système capitaliste, la grande industrie n’en crée pas moins, en attribuant aux femmes, aux adolescents et aux enfants des deux sexes un rôle décisif dans des procès de production organisés socialement hors de la sphère domestique, la nouvelle base économique d’une forme supérieure de la famille et du rapport entre les sexes. » (Capital, Livre I). Mais, en maintenant l’écart des salaires entre les sexes et les âges, le capital participe également à maintenir les hiérarchies propres à la propriété privée familiale. En empêchant les femmes d’accéder à l’égalité salariale avec leurs collègues masculins, la société capitaliste ne permet qu’une émancipation contradictoire ou incomplète des femmes.

Ainsi, loin d’avoir négliger les femmes et les rapports entre les sexes, la lecture des textes de Marx indique au contraire qu’il s’est donné tous les moyens en sa possession pour les intégrer dans son analyse. En incluant les femmes dans sa critique de l’économie politique et du capital, Marx montre bien que les femmes de la classe ouvrière sont membres à part entière d’une classe révolutionnaire mais aussi qu’une approche en matière de classe sociale est une approche globale, une approche qui associe à la fois les conditions de vie des femmes à la maison et leurs conditions de travail à l’usine. Loin d’opposer la vie privée à la sphère sociale, la perspective proposée par Marx conduit à comprendre non seulement l’importance des droits fondamentaux pour les femmes dus au respect de leur personne humaine, mais également que la conquête de l’égalité salariale est une lutte déterminante sur le chemin de leur émancipation.

* À paraître prochainement  aux Éditions sociales « Marx, une pensée pour l’émancipation des femmes ».

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