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Pourquoi la mortalité des travailleurs Blancs a-t-elle cessé de diminuer aux Etats-Unis depuis l’an 2000

Par Michel Héry, mission Prospective à l’institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS).

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Dans Morts de désespoir : l’avenir du capitalisme, Anne Case et Angus Deaton, économistes à l’université de Princeton s’attachent aux conséquences humaines d’un capitalisme renforcé sur la classe ouvrière blanche.

Morts de désespoir : l’avenir du capitalisme, voilà un livre étonnant : il est conçu comme une enquête policière dans laquelle on rechercherait le coupable de 600 000 décès entre 1999 et 2017. Il est écrit par deux économistes, Anne Case et Angus Deaton, thuriféraires du capitalisme et de la libre-entreprise qui ne trouvent pas de mots assez durs pour condamner leurs effets ; le sujet est tragique et les plumes des auteurs sont légères, laissant parfois place à l’auto-dérision. 

L’énigme peut se résumer ainsi : pourquoi la mortalité des blancs non-hispaniques résidant aux Etats-Unis âgés de 45 à 54 ans a-t- elle cessé de diminuer à partir de l’an 2000 pour finalement se stabiliser autour des chiffres de 1995 ? Dans tous les autres pays développés, l’espérance de vie de cette catégorie a significativement augmenté. Au cours d’une enquête méthodique, les auteurs montrent que cette mortalité accrue concerne surtout les hommes ayant un niveau d’études inférieur à celui de bachelor of arts (BA), équivalent de la licence en France. Elle provient d’un fort excès de mortalité lié à la drogue (overdoses), à l’alcool (pathologies cardiaques et hépatiques) et au suicide. En chiffres, le taux de mortalité correspondant à ces trois causes (exprimé en nombre annuel de morts blancs non hispaniques pour 100 000 habitants entre 45 et 54 ans) passe entre 1990 et 2017 de :

– 55 à 175 pour les hommes ayant un diplôme inférieur au BA,
– 20 à 85 pour les femmes de même qualification,
– 30 à 50 pour les hommes ayant un diplôme au moins égal au BA,
– 20 à 25 pour les femmes de même qualification.

Aucun autre pays développé n’est confronté à une telle épidémie. Les tranches d’âges voisines (toujours pour les blancs non hispaniques) montrent aussi une augmentation mais pas d’une telle ampleur. Les minorités (blancs hispaniques, Afro-Américains, Asio-Américains) du même âge voient au contraire leur espérance de vie progresser sur la même période. Cependant la tendance s’inverse vers la fin de la période (à partir de 2013) pour les Afro-Américains sans BA. 

Nous ne citerons pas d’autres chiffres, mais le livre en est riche : la plupart des démonstrations sont appuyées par des séries statistiques extrêmement parlantes. Tous les arguments des auteurs sont précisément documentés.

Assez rapidement, les auteurs identifient les coupables et commencent à accumuler les preuves. De façon assez surprenante pourtant, ils ne citeront que vers la fin de l’ouvrage la célèbre étude de David Autor qui estime à deux à trois millions le nombre d’emplois perdus aux Etats-Unis au profit de la Chine dans les industries manufacturières entre 1999 et 2011 (pour un total de cinq millions d’emplois perdus dans ces industries sur la période, principalement en raison des délocalisations et de l’automatisation de la production). Ces emplois étaient souvent occupés par des hommes blancs qui pour beaucoup d’entre eux se sont reconvertis dans des activités de service, la plupart du temps bien moins rémunérés et sans protection sociale, à la différence des emplois qu’ils occupaient précédemment.

Le coupable c’est donc bien ce bouleversement du paysage économique aux Etats-Unis qui a vu des millions de travailleurs perdre leur emploi à un âge où ils étaient rendus vulnérables par le niveau insuffisant de leur formation. La contribution majeure de Case et Deaton consiste à montrer en quoi le contexte dans lequel ces licenciements sont survenus constitue un facteur aggravant.

Il y a d’abord la question de la douleur, des corps souffrant physiquement et mentalement. Elle intervient dans des communautés humaines disloquées par un chômage massif, abandonnées des pouvoirs politiques et économiques, sans filet de sécurité sociale, sur des corps abimés par plusieurs décennies d’un travail manuel destructeur (particulièrement pour la génération des 45 à 54 ans), obligés pour survivre de prendre plusieurs emplois peu qualifiés et mal rémunérés en parallèle. Certains combattent cette douleur par le recours à l’alcool, beaucoup par l’usage de médicaments. Et l’industrie pharmaceutique a justement des analgésiques extrêmement puissants à proposer : les opioïdes. Les médias se sont largement fait l’écho du scandale de l’OxyContin prescrit massivement sous la pression du laboratoire qui le fabriquait et qui a provoqué l’assuétude de plus d’un tiers de ses utilisateurs, les entrainant vers la consommation d’héroïne, de fentanyl et autres drogues dures. On voit bien là le rôle que jouent la douleur physique, mais aussi la souffrance morale, dans les morts du désespoir. 

Les auteurs poursuivent en décrivant un système de santé américain, extrêmement coûteux (18% du PIB pour un maximum de 10 à 11% pour les autres pays développés) et remarquable par un service rendu médiocre. Un numerus clausus rigoureux pour la formation des médecins, une quasi-impossibilité pour des étrangers d’exercer, des médicaments à un prix de l’ordre de trois fois supérieur à celui des autres pays développés, une technicisation extrême des actes, des coûts d’hospitalisation qui donnent le vertige quand ils ne sont pas négociés avec les compagnies d’assurance, des frais de gestion astronomiques (incluant la publicité et le lobbying), une sécurité sociale plus que défaillante : tout conduit les assurances maladies à des prix vertigineux. Si les plus de 20 000 $ annuels nécessaires pour assurer un travailleur sont finalement peu de choses pour les hauts revenus, les employeurs (pas plus que les employés) des filières à faible valeur ajoutée ne peuvent les prendre en charge. On est donc souvent amené à traiter la douleur plutôt que sa cause…

Il y a aussi évidemment la question des salaires. De la fin de la seconde guerre mondiale aux années 1970, la croissance a été relativement forte et ses fruits ont été à peu près également répartis. A la fin de cette période, la croissance a ralenti et les niveaux des salaires ont divergé entre les titulaires d’un BA et ceux qui n’en ont pas. Pour les premiers, la progression est continue. Pour les seconds, sur toute la période considérée (1970-2015) les enfants voient leurs salaires baisser par rapport à ceux de leurs parents. Cela correspond aussi à l’externalisation de certains métiers vers des entreprises sous-traitantes : des métiers comme le nettoyage, la sécurité, la restauration d’entreprise, la maintenance, etc., ont été progressivement sortis des effectifs des grandes entreprises. Ils ont vu leurs salaires baisser et leur protection sociale disparaître. Etant donné les coûts de l’éducation, l’ascenseur social se grippe rapidement pour les plus pauvres.

Il convient aussi de remarquer que si les Etats-Unis semblent avoir des taux de chômage enviables par rapport à un pays comme la France, on découvre que les taux d’emploi des non titulaires de BA diminuent régulièrement sur la période (avec un léger rebond à partir de 2012 pour les hommes) : ils sortent du monde du travail et des statistiques et vivotent de secours alimentaires et de travail au noir.  

Des critiques ont été adressées à ce livre en raison de sa focalisation sur les blancs. Les auteurs n’ont pourtant pas éludé les questions d’emplois et de santé chez les minorités, en particulier les Afro-Américains. De fait, leur mortalité est dans l’ensemble supérieure à celle des blancs (elle est à peine inférieure en 2017 à celle des blancs quarante ans plus tôt). Mais les auteurs soulignent des dynamiques différentes : si, globalement la situation s’améliore pour les Afro-Américains (en dépit des crises économiques), elle se détériore fortement chez les blancs peu éduqués. 

Compte tenu de la richesse du livre, cette recension est une trahison : bien des aspects ont été passés sous silence. La traduction de ce livre en français au début de l’année 2021 incitera, nous l’espérons, beaucoup de lecteurs à découvrir ce travail dans sa globalité. Et à s’interroger comment nous pouvons encore éviter le modèle américain…

« Morts de désespoir : l’avenir du capitalisme »
 Anne Case et Angus Deaton,
394 pages, 25 euros
PUF, 2021.

Image Kalhh/Pixabay.

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