Le travail est une affaire de temps : le temps qu’il faut pour l’accomplir (et qui, selon qu’il est abondant ou rare, procure au travailleur la satisfaction du « travail bien fait » ou l’enchaîne à un processus aliénant) ; le temps de vie qu’on lui consacre (et qui, donnant lieu à une rémunération, permet justement de vivre) ; le temps libre qu’il laisse (et qui, ayant fait l’objet de négociations sociales, est protégé par la « durée légale du travail »). Le capitalisme repose fondamentalement sur ce rapport du travail au temps. En effet, Marx a montré que la richesse du Capital (profit, rente, intérêts ou dividendes) est générée par la « survaleur » correspondant au « surtravail », c’est-à-dire au temps de travail additionnel réalisé gratuitement par le travailleur au cours de sa journée de travail1. Ce temps de travail additionnel n’ayant rien à voir avec des « heures sup’ » (qui sont identifiées et encadrées juridiquement), mais correspondant à une surexploitation constante et nécessaire de la force de travail du travailleur. Sans cette surexploitation – sans ce temps de travail « volé », en quelque sorte – le capitalisme ne pourrait pas créer de richesse.
La grande force de ce mécanisme est son invisibilité. Si les travailleurs recevaient leur paye journalière à 16h et devaient continuer à travailler jusqu’à 18h, ils finiraient sans doute par se rebeller. Mais le temps de travail additionnel – le « surtravail » – est diffus, dilué à l’intérieur du temps de travail librement consenti et vendu par le travailleur. Et le capitalisme n’a cessé, au fil de ses différentes « révolutions industrielles2», d’inventer de nouvelles façons de l’invisibiliser. Le « salaire au temps3» par exemple, est très efficace pour faire disparaître le surtravail, puisque travailleurs et employeurs concluent un accord – un mois de travail = tel salaire – qui n’est ensuite plus discuté (ou en tout cas, pas chaque mois), et ce, quelle que soit la charge de travail. Ce qui permet à l’employeur, s’il veut faire du profit, de « charger » la journée du travailleur sans payer le surplus de travail réalisé (dont il dégage ainsi de la richesse).
Des Temps modernes à nos jours, le Capital est maître du temps
Charlie Chaplin a su mieux que personne rendre visible ce processus à l’âge du capitalisme industriel. Dans Les Temps modernes (1936), Charlot travaille à l’usine et se débat au cœur de la machine qui lui vole son temps : il cavale pour visser les boulons sur la chaîne de montage, il avale tant bien que mal les bouchées que lui tend le robot censé accélérer sa pause-déjeuner, et il se fait happer par les engrenages de ce qui ressemble au mécanisme d’une horloge géante. Simone Weil, qui fit l’expérience du travail ouvrier dans les années 1930, écrit dans une lettre à son ami Auguste Detœuf : « vous avez vu Les Temps modernes, je suppose ? La machine à manger, voilà le plus beau et le plus vrai symbole de la situation des ouvriers dans l’usine4». Le symbole d’un temps qui n’est pas seulement compté et contrôlé par « la pendule de pointage » – dont la philosophe relève la fonction disciplinaire -, mais aussi clairement volé, puisque c’est le temps de la pause de l’ouvrier que vise à réduire la machine à manger.
Cent ans après, le capitalisme et les conditions de travail qu’il génère ont bien changé (ne serait-ce que parce que la « condition ouvrière5» y est devenue minoritaire dans les sociétés occidentales). Mais le comptage, le contrôle et le vol du temps, eux, continuent. Au XXIe siècle, ce n’est plus la pendule qui compte, contrôle et accélère la cadence des travailleurs, mais les « grilles6» – celles des logiciels comptables du type Excel, celles des tableaux au moyen desquels le travail est constamment évalué, et celles des agendas partagés (du type Outlook) où sont réservés les créneaux horaires des réunions, « points d’équipe », briefs et autres « rendez-vous client ». Comme la pendule donnait le tempo à l’époque du Taylorisme, les grilles découpent et scandent les journées des cols blancs d’aujourd’hui (employés de bureau, cadres, etc.), qui passent d’une activité à une autre au son des alertes de leur agenda, finissant presque par ressembler aux travailleurs de plateforme à qui les algorithmes des applications (Uber, Deliveroo, etc.) distribuent des « tâches ».
Le télétravail n’a pas été l’occasion d’un « temps retrouvé »
Avec la généralisation du télétravail provoquée par l’épidémie de Covid-19, on a pu espérer que cette modalité de travail serait l’occasion d’un « temps retrouvé », puisqu’elle permettait aux travailleurs de supprimer leurs temps de transport et de s’aménager des « temps privés » au milieu de leur journée de travail (pour aller chercher leurs enfants à l’école, lancer une machine ou même regarder une série à l’occasion d’un moment creux). Cela a été le cas, du moins dans les premiers mois7. Mais très vite, alors que les conditions du confinement s’assouplissaient, que la vie économique reprenait et que le télétravail s’organisait, la logique s’est inversée. Et l’on sait désormais que ce n’est pas à un meilleur équilibre entre le temps de travail et le temps de loisir qu’aboutit le télétravail, mais plutôt à une indifférenciation croissante entre ce qui relève de la sphère professionnelle et ce qui relève de la sphère privée.
En faisant entrer le travail dans leur domicile, les travailleurs lui ont ouvert tous les temps de leur vie : peu à peu, les journées de travail se sont rallongées8, et avec la cloison entre les espaces de travail et de vie privée, c’est celle qui séparait le temps de travail du temps de loisir qui a disparu. Cette indifférenciation, qui renforce l’invisibilisation du travail, peut à l’évidence faciliter l’appropriation par les employeurs du temps de travail additionnel de leurs employés. En effet, comment se rendre compte que l’on travaille plus et trop si les horaires ne sont pas fixes, si l’on ne distingue plus les pauses des temps actifs, et si les difficultés d’organisation du travail à distance justifient la multiplication de demandes « exceptionnelles » et « urgentes » ?
Et ce d’autant plus qu’en télétravail, encore mieux qu’en présentiel, les grilles, ou les bien nommées « cellules » des agendas partagés découpent et scandent la journée des travailleurs au rythme des réunions Zoom qui s’enchaînent, les dépossèdant de tout ce qui fait leur « temps subjectif ». Car, en télétravail il n’y a plus de « temps morts », ces temps improductifs que l’on passait autrefois à la machine à café pour discuter avec des collègues, ces temps de latence où l’on n’avait « rien de prévu » et où, justement, on pouvait avancer sur un dossier qui nous tenait à cœur, ces temps solidaires où l’on donnait un coup de main au « petit jeune » qui débutait ou au voisin de bureau qui galérait.
A la recherche du « temps dérobé »
Dans Éloge du retard (2020), la philosophe Hélène L’Heuillet ausculte les maux provoqués par la dépossession du temps subjectif – dépossession qui touche, dans nos sociétés, toutes les sphères de la vie, mais dont elle souligne que le travail est l’un des lieux essentiels où elle se joue. « Chacun sait qu’une journée de travail comporte nécessairement des temps morts, écrit-elle. Il faut pourtant le dire, ces temps morts sont les temps vivants, ou plus exactement ce qui fait du temps de travail effectivement travaillé un temps vivant9». Aussi, le problème du « vol » du temps de travail additionnel ne recouvre-t-il pas seulement un enjeu social et politique, mais également existentiel. Avec la disparition du temps vivant du travail, c’est notre capacité à « prendre notre temps » et à l’investir de nos désirs qui disparaît. Or, faute d’un réinvestissement psychique du temps, nous sommes tous menacés de burn-out10, cette maladie de la surperformance et de l’expropriation du temps.
Alors, comment retrouver ce « temps dérobé » qui, en plus de s’avérer une exploitation injuste, menace notre vie psychique ? La voie la plus politique consisterait à se mettre en grève. Parce que, comme Simone Weil l’a si bien compris, la grève relève de « bien autre chose que de telle ou telle revendication particulière, si importante soit-elle11» : la grève, c’est l’occasion d’une réappropriation collective, par les travailleurs, de leur temps de travail. Et cette réappropriation, aussi fugace soit-elle, est « en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange12». Mais nous savons bien que les luttes collectives, déjà rares avant la généralisation du télétravail, risquent d’être encore plus difficile à mener à l’heure où les travailleurs, atomisés, travaillent si loin les uns des autres.
En attendant, les images de Charlot en train de « couler13» sur la ligne de montage nous indiquent une autre voie : celle du contretemps. Il ne s’agit pas tant de s’opposer frontalement au dispositif qui nous vole notre temps que d’y résister en créant une arythmie, un décalage. Cela peut commencer tout simplement par le fait de se déconnecter14. Cela peut continuer par le fait de s’autoriser à bavarder, à rêver et à flâner au milieu de la journée de travail, sans autre objectif que celui de laisser vagabonder son esprit et son corps. Cela peut se poursuivre par le fait de « perruquer15», comme le font les ouvriers d’usine, en fabriquant, pendant les horaires de travail, des objets (ou tout autre projet) que personne n’a commandé.
Bien entendu, la pratique de ces petits « braconnages16» ne va pas sans risque. Mais c’est à ce prix-là que chacun de nous, travailleurs et travailleuses des « Temps ultramodernes », aurons une chance de retrouver ces temps de vie subjectifs qui, chaque jour, nous sont dérobés. Autant dire qu’il y a encore du TAF…
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Fanny Lederlin, doctorante en philosophie, auteure de Les dépossédés de l’open space, Puf, 2020.
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Lire aussi :
Chronique Mai 2021 : Cachez ce travail du soin que je ne saurais voir
Chronique Avril 2021 : Travail indépendant : C’est qui l’tâcheron ?
Chronique Mars 2021 : Et si le télétravail devenait vraiment écologique ?
Chronique Février 2021 : Télétravail : Vous avez dit progrès social ?
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1 MARX, Karl, Le Capital, Livre I, 1867, publié sous la resp. de J.P. Lefebvre, Paris, Puf, coll. Quadrige, 1993, 3ème section, chap. VII, « Le taux de survaleur », et chap. VIII, « La journée de travail ».
2 La 1ère révolution industrielle a eu lieu au XVIIIème (naissance des manufactures). La 2e révolution industrielle a eu lieu au XIXème siècle (division du travail dans les grandes industries et standardisation du travail). Nous vivons à l’heure actuelle une nouvelle révolution industrielle qui est caractérisée par l’innovation technologique, la transformation du modèle de création de valeur et les théories néomanagériales.
3 MARX, Karl, Le capital, op. cit., 6ème section, chap. XVIII, « Le salaire au temps ».
4 WEIL, Simone, La Condition Ouvrière, 1951, Paris, Gallimard, folio essais, 2002, p. 287.
5 En France, les ouvriers (dont font partie les chauffeurs routiers) représentent 20% des personnes en emploi (source : Insee 2019).
6 CASSIN, Barbara (sous la dir.), Derrière les grilles. Sortons du tout-évaluation, Paris, Mille et une nuits, 2014.
7 Tribune de François Dupuy, Sébastien Olléon et Cécile Roaux parue le 30 décembre 2020 dans Le Monde. Les auteurs rendent comptent d’une étude selon laquelle « dans l’ensemble, le confinement de mars-avril a été bien vécu, grâce au « temps retrouvé » », mais a ensuite soulevé des difficultés. Covid-19 : « Le télétravail a diversement affecté les organisations ».
8 Ouest-France, « Le télétravail rallonge en moyenne de 48 minutes la journée d’un salarié », 14 octobre 2020.
9 L’HEUILLET, Hélène, Éloge du retard, Paris, Albin Michel, 2020, p. 35-36.
10 L’Humanité, « En un an, le nombre de salariés en burn out sévère a doublé », 27 mai 2021.
11 WEIL, Simone, La Condition Ouvrière, op. cit., p. 275.
12 Ibid.
13 LINHART, Robert, L’Établi, 1978, Paris, Les Éditions de Minuit, 1981, p. 12 : « Si l’ouvrier travaille trop lentement, il « coule », c’est-à-dire qu’il se trouve progressivement déporté en aval de son poste, continuant son opération alors que l’ouvrier suivant a déjà commencé la sienne. »
15 KOSMANN, Robert, Sorti d’usines. La « perruque », un travail détourné, Paris, éditions Syllepse, 2018.
16 CERTEAU (de), Michel, L’invention du quotidien, 1980, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.
Image Gerd Altmann / Pixabay.
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