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Travailler au futur

Contribution

Petit journal d’un confiné. À la rencontre de l’activité humaine

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Image par Putu Kharismayadi/Noun Project.

14 juin 2020

Par Yves Baunay*.

Avertissement aux lecteurs et lectrices

Mais qu’est-ce qui me passe par la tête, pour que je me mette à écrire un journal intime ?

Sans doute la peur. Pas la peur de ce terrible virus parti de Chine pour envahir la planète, au tournant des années 2019-2020. Non, mais la peur que cette aventure extraordinaire de la lutte contre la pandémie de la Covid-19 ne laisse aucune trace, alors qu’elle a marqué ma vie en profondeur. Et qu’elle fait bifurquer le cours de la vie de l’humanité.

Lecteur, lectrice, je te laisse apprécier si j’ai bien fait de perdre mon temps de retraité confiné dans sa résidence de Fresne (Val de Marne).

Merci à Annick Le Gué, pour sa gentillesse, de prendre sur son temps de nouvelle retraitée en terre angevine et de transformer des gribouillis de manuscrits en un texte lisible, accessible à toutes et tous, écrit en lettre d’imprimerie. C’est le miracle du numérique à usage humain.

Merci à Michelle Olivier, jeune retraitée champenoise et Gérard Grosse, lui aussi un drôle de retraité en terre tourangelle, d’avoir apporté les retouches nécessaires à la lisibilité et à la compréhension du texte.

Merci à Valère … d’avoir accepté de mettre cet étrange récit d’activité tout à fait personnel sur ce site de Travail au Futur (TAF), du groupe l’Humanité.

Et bonne lecture à toutes et tous

Saison un : entrer par l’activité, cela change tout !

Mardi 24 mars : l’installation dans l’activité confinée

Un foisonnement d’initiatives dans le secteur de l’éducation !

1/ Coup de téléphone rapide avec Marie-Hélène (militante syndicale, animatrice du chantier travail de l’Institut de recherches de la FSU) : elle est submergée par toutes les initiatives d’activités qu’elle est en train de déployer :

  • comme professeur dans le cadre de la continuité pédagogique,
  • comme secrétaire du CHSCT académique.

Quelles traces de toute cette activité pourrait-elle nous livrer dans le cadre des Ateliers Travail et Démocratie (ATD) ?

Il y a là manifestement dans ces activités de travail une matière à travailler dans une perspective politique, démocratique. Mais comment ?

2/ Coup de téléphone avec Christine (militante syndicale, animatrice du chantier travail) : comment préparer la conférence ATD de vendredi 27 mars ?

Elle est sur trois listes de militant.e.s FSU où elle peut suivre l’activité de la direction de la FSU et de ses syndicats SNCS et SNESup, l’activité des représentants FSU des CHSCT…

Sur l’activité des enseignants du supérieur, elle me fait passer une liste de messages recueillis par un réseau : messages genre « Etonnants Travailleurs » très personnels, qui montrent à la fois les initiatives foisonnantes de travail, et des situations de désarroi… des débats de normes et de valeurs qui affleurent.

Même questionnement : comment explorer le réel du travail qui est en train de se faire dans l’ESR (enseignement supérieur et recherche) ? Pour comprendre ce qui est en train de se tramer. Et en essayant de comprendre ce qui se trame réellement dans toutes ces activités humaines, travailler à l’élaboration de perspectives de travail politique.

3/ Coup de fil de Eric (militant syndical, secteur des enseignements technologique, SNES) : lui aussi est complètement submergé avec sa triple casquette :

  • référent informatique : avec une collègue elle aussi référente, ils ont mis en place un système informatique permettant d’assurer la continuité pédagogique dans son lycée (200 professeurs) : débats, conflits, initiatives diverses allant dans tous les sens… foisonnement… une matière d’activités humaines éminemment politique à travailler.
  • Professeur de construction mécanique : cours transmis à ses élèves, travail à faire… les élèves ont réagi : ils se plaignent qu’ils n’arrivent pas à tout faire… Débats conflictuels avec les élèves, les parents… Comment prendre en compte le point de vue du travail des élèves quand on est un professeur confiné ?
  • Militant du SNES : c’est la casquette mise de côté pour l’instant. C’est étrange pour un militant syndical local et national de laisser de côté l’intervention syndicale ?

Questionnement : comment recueillir des traces de ce foisonnement d’initiatives de travail ? Il va réfléchir aux traces qu’il pourrait laisser de tout cela, pour les travailler dans une perspective syndicale.

Mais comment recueillir des traces de ces initiatives : comment explorer ce travail réel, hors normes, dans une situation exceptionnelle de confinement ? Pouvoir débattre et comprendre ce qui est en train de se passer, qui est en train de faire société et histoire et qui pèsera sur la suite. Voilà un travail politique et syndical qu’il serait urgent de mettre en route dans le chantier travail ?

Jeudi 26 mars 2020 

La fourmilière humaine prend sa vie et sa survie activement en main

Nous sommes maintenant solidement installés dans le confinement, parmi les susceptibles d’être contaminés par le virus, tout en nous préparant à vivre dans l’après-confinement. C’est maintenant une certitude : on en sortira peut-être vivant, dans un mois ou deux. Et on en sortira transformés par une expérience extraordinaire.

J’ai le sentiment de vivre avec ce que j’ai connu avant, mais pas sans lien avec ce que je faisais avant, bien au contraire. Est-ce le résultat de mes propres réflexions, celui des échanges avec les autres par téléphone, SMS, mèl…, les réactions aux nombreuses lectures que je fais… ? J’ai l’impression de vivre un moment avec des débats intérieurs, de normes, de valeurs… d’une grande intensité. Paradoxalement, dans cette situation de confinement, synonyme d’isolement, je ressens que mes liens avec les autres, avec le monde, sont d’une grande empathie. Partager avec le reste de l’humanité une situation aussi inattendue, inédite, dramatique, les valeurs de solidarité, d’égalité avec mes semblables, valeurs qui s’incarnent au plus profond de mon corps et donnent toutes leurs couleurs, tout le sens à mes réflexions comme à mes activités concrètes. Tous les échanges que j’ai avec mes enfants, petits-enfants, amis, collègues, m’émeuvent et me font un bien immense.

C’est aussi le regard que je porte sur le monde, cette lucidité impressionnante, qui sont en train de transformer ma représentation du monde. A travers mes lectures et mes échanges, je m’aperçois que c’est quelque chose de communément partagé par beaucoup de mes relations dans la période que nous vivons ensemble. D’où le sentiment que l’humanité, dans sa confrontation intense, active à la pandémie, est en train de construire un autre monde, à travers les activités multiples et variées de chacun.e. Je vois l’humanité comme une immense fourmilière d’êtres humains solidaires face à la vie et à la mort. Peut-être que je délire. J’ai le sentiment aigu d’une responsabilité partagée par chaque humain au niveau de la planète, qui m’apparaît comme un vecteur colossal de transformations du monde, sous nos yeux. Mes réflexions se portent ainsi dans deux directions complètement imbriquées :

  • mais qu’est-ce qui nous arrive vraiment aujourd’hui, qu’est-ce qui se passe et se transforme vraiment dans notre monde commun ? Je cherche par tous les moyens disponibles à me colleter à l’exploration de ce réel,
  • qu’est-ce que nous allons faire de cette expérience extraordinaire que nous vivons ensemble, pour (re)construire le monde d’après ?

Mon intuition est qu’il faudrait déployer un travail politique colossal, inédit pour travailler toute cette matière encore étrangère à nos débats.

La recherche de boucs émissaires, qu’il s’agisse de « chinois » ou de « néolibéralisme », voire des incompétences notoires de nos gouvernants, me semble tout à fait dérisoire dans cette perspective de construction d’un autre monde commun possible. Un monde véritablement humain, construit par des humains, pour leurs semblables et égaux dans toutes leurs activités. En même temps, pour trouver la bonne posture à tenir dans cette tâche exaltante, il me faut rester lucide sur toutes les chausse-trappes qui ne manqueraient pas de (re)surgir. Il est vrai que le virus et sa propagation vertigineuse sont le résultat de la destruction que j’ai tenté de combattre à ma façon, avec beaucoup d’autres sur la planète et autour de moi, de notre environnement écologique, comme de notre tissu social. Mais l’urgence c’est de (re)construire, et pour cela de trouver la bonne façon de s’y prendre, individuellement et collectivement.

Ce qui me travaille vraiment, c’est comment trouver la bonne posture « politique » au sens générique :

  • ne pas dépenser notre énergie à déplorer que la pandémie est le résultat de la destruction du tissu social, en demandant des comptes, en cherchant seulement à régler des comptes avec les pouvoirs politiques, économiques,
  • mais prendre appui aussi lucidement que possible sur toute cette effervescence d’initiatives, d’activités, de travail… qui contribuent déjà à construire le monde d’après la pandémie, un monde à la hauteur de la vie humaine, de sa vulnérabilité comme de ses potentialités insoupçonnées.

Ces réflexions qui ont sans doute quelque chose à voir avec la représentation ergologique de la vie humaine dans la situation présente, rejoignent les réflexions d’une psychanalyste  entendues le 30 mars à la télévision. L’ergologie et la psychanalyse comme l’écologie cherchent, chacune à sa façon, à élucider l’énigme du vivant humain confronté au vivant non humain dont il est partie prenante. C’est pourquoi elles ont sans doute beaucoup de choses à penser et à voir ensemble. Et là encore, en travaillant toute cette matière du réel des activités en train de se réaliser sous nos yeux dans nos entourages, on mettrait en évidence tous ces liens qui tissent toujours un autre monde.

Samedi 28 mars

C’est quoi tenter de vivre heureux et en santé dans cette situation de confinement pour cause de combat contre le Covid-19 ? C’est se construire des marges élargies d’initiatives et d’activités, en utilisant toutes les ressources matérielles et humaines disponibles, sans se mettre en danger, ni mettre les autres en danger, ce qui est la même chose, dans un monde d’égaux. Et quand on y arrive relativement, grâce à une situation matérielle, familiale, sociale, plutôt confortable, cela nous paraît d’une simplicité extraordinaire.

Dimanche 29 mars

Vendredi dernier (27 mars de 14h à 17h) dans le cadre du groupe élargi d’ATD, on a eu trois heures d’échanges intenses entre nous. D’abord sur la façon dont chacun.e d’entre nous vivait cette expérience inédite, hors norme, de confinement. Que deviennent nos activités quotidiennes, notre façon de vivre et d’affronter, de ressentir dans notre corps ce qui nous arrive, individuellement et collectivement. On s’est tous et toutes passionné.e.s et chacun.e à sa façon, dans l’articulation entre le micro et le macro de nos activités. La dialectique entre action et réaction, usage de son corps-soi par soi et usage de son corps soi pour les autres. Tout cela semble fonctionner à merveille. C’est dans cette dialectique qu’a pris corps et forme la substance étonnamment dense de nos échanges. C’est encore plus impressionnant après la relecture ce matin du compte-rendu établi de façon très exhaustive par Muriel et Julien (bravo!), de nos échanges au sein du groupe d’animation d’ATD.

Le travail lamentable des élites politiques

Ce que fait apparaître la discussion, de façon très crue, c’est la dé-crédibilité effarante des élites politiques, gouvernants en tête.

Mais qu’est-ce qui se cache derrière cet amateurisme politique affligeant ? Pour l’expliquer, on semble osciller collectivement au sein du groupe ATD entre le déni du réel, l’incapacité à comprendre le réel et l’impact de leur travail politique réel et de l’activité réelle des citoyens, qui les conduit au maintien d’un agenda politique, d’une orientation politique qui ont mené à la catastrophe politique, sanitaire, sociale… qu’ils et elles ne peuvent pas et ne veulent pas affronter. Plus ils et elles avancent dans la gestion calamiteuse et dangereuse de la crise sanitaire, plus ils et elles sont rattrapés par tout ce qui a été entrepris et fait au plan politique depuis des années.

Et nos échanges disent avec une grande lucidité, ce que vivent, ressentent, réfléchissent et disent les gens autour de nous. Ce décalage entre les attentes populaires et l’action de nos élites est abyssal et suscite partout la colère et des réactions politiques très variées mais relativement homogènes dans la prise de conscience de ce qui nous arrive.

Jeudi 2 avril

Mais alors que faire ? Quel travail politique entreprendre ?

A la suite de sa réunion du 26 mars dernier, le groupe d’animation d’ATD s’est lancé dans l’élaboration d’une lettre au ministre du travail pour dénoncer la « politique criminelle » menée par le gouvernement en direction des salariés envoyés au front de la lutte contre la pandémie ; et des salariés maintenus au travail par leur entreprise, pour ne pas interrompre la chaîne du profit. J’ai participé à cette élaboration collective et j’ai signé la lettre qui doit être transformée en pétition.

Il y a eu un débat au sein du groupe. Cette initiative pour moi n’était pas suffisamment articulée avec les débats que nous avions eus le vendredi 26 mars. Pour moi il fallait poursuivre nos échanges et construire au sein du groupe une culture partagée du travail et des activités humaines. Mon mèl envoyé à Thomas Coutrot et au groupe ATD exprime mes doutes : « Je ne suis pas convaincu que notre travail politique qui se veut original et précurseur d’une nouvelle culture du travail humain, en lien avec la refondation de la démocratie… soit d’élaborer un tel texte. Je m’interroge sur sa légitimité à représenter le point de vue du travail de toutes ces femmes et hommes admirables que nous saluons à 20H chaque jour. De ce point de vue, je rejoins les interrogations de Christine C, sans hélas proposer de solutions.

Au moins continuons à chercher ensemble comme nous l’avons fait vendredi. La lecture du compte-rendu m’a beaucoup ému : poursuivons ce beau travail collectif et très politique ».

Ma réflexion personnelle reste ainsi au milieu du gué, faute de pouvoir poursuivre le débat collectivement.

Christine C m’a envoyé un mèl : « Je voulais te dire que tu as raison de poster ton petit message de doute sur la liste. On n’en a pas tenu compte mais ça ne veut pas dire qu’il n’a pas été entendu… si c’est ça la dynamique des ATD je m’y refuserai ». Grâce à ce mèl d’encouragement, ma réflexion personnelle est à nouveau boostée. Thomas Coutrot me répond. Il a entendu mon message.

Retour au travail réel

Une conversation téléphonique avec Agnès Carcassonne clarifie ce que je cherche à ATD. Agnès est professeure d’histoire-géographie dans un collège du Maine-et-Loire ; un collège avec une forte mixité sociale. Elle m’explique ce qu’est son travail réel en période de confinement, pour répondre aux directives ministérielles de « continuité pédagogique » : c’est un travail complètement transformé où tout est à inventer sur les contenus réels comme sur les façons de s’y prendre, avec les élèves d’abord et aussi avec les parents qui entrent comme acteurs à part entière et indispensables pour faire tenir les processus pédagogiques mis en œuvre par l’enseignante. Car les élèves sont très peu autonomes, m’explique-t-elle, pour réaliser les tâches prescrites. D’abord sur le plan matériel, avec des manipulations d’outils informatiques qu’ils et elles découvrent et maîtrisent mal pour la plupart. Mais aussi sur le plan des contenus disciplinaires, des exercices à faire, des méthodes de travail à déployer et dans lesquels il faut faire entrer tous les élèves, autrement. Je prends conscience des inégalités d’accès au savoir qu’engendrent ces nouvelles façons d’enseigner… Et Anne en est consciente et c’est ce qui la préoccupe en premier, avec les débats éthiques sous-jacents. Et cela l’amène à questionner sa façon de faire. Elle déploie une énergie énorme pour tenter de se mettre à la place de chaque élève (et de chaque parent dans son travail d’aide), vérifier que les élèves et les parents, chacun.e à sa façon, sont bien rentré.e.s dans les activités proposées. D’abord, disposent-ils d’un matériel et des compétences pour le faire fonctionner ? Elle échange avec des collègues, du collège ou d’ailleurs, pour vérifier qu’elle est bien dans le coup. Elle cherche éventuellement à corriger le tir. Son angoisse, c’est d’abord de ne pas arriver à bien faire son travail.

En écoutant Anne, je me dis que tout ce travail réel inventé et déployé par ces enseignantes admirables constitue une matière extraordinaire qu’il faudrait travailler dans toutes ses dimensions et en particulier la dimension politique, à partir des conflits de normes et de valeurs à trancher. C’est tout un autre monde humain qu’ils et elles sont en train de construire dans cette situation « hors norme ». Tout reste à inventer. Et ils et elles mobilisent et inventent de nouvelles normes et valeurs qui font histoire et société. Et qui pourraient être mobilisées pour (re)construire le monde d’après dans un processus démocratique.

J’encourage Anne à laisser des traces de ce travail réel en envoyant des petits flashs sur ce travail, à la manière de ce qu’on fait à Étonnants Travailleurs. Et je fais le rapprochement avec notre travail politique, qu’on cherche à déployer dans ATD. C’est sur ces expériences innombrables de travail réel dans tous les secteurs d’activité qui continuent à produire, dans les conditions actuelles, que ATD devrait déployer son travail politique.

Agnès, elle, est engagée corps et âme dans son travail de soin (« care ») où elle prend soin de chacun.e de ses élèves et de leurs parents en même temps. Son travail a une dimension politique, citoyenne, sociale, éthique, historique… qui devrait alimenter notre travail politique à ATD. En travaillant politiquement cette matière qui nous est encore bien trop étrangère, on pourrait contribuer à transformer la politique instituée et préparer une transformation du travail politique, nécessaire pour construire le monde d’après, un nouveau monde possible où le travail deviendrait central et reconnu pleinement. Un nouveau monde possible et un monde nouveau, moins dangereux, plus humain à (re)construire d’urgence, ensemble, en déployant un autre travail politique.

Et voilà, maintenant je sais pourquoi, dans tous les groupes d’action et de réflexions, de recherche, que je fréquente activement, je m’obstine à centrer nos regards et nos investigations sur l’activité réelle des personnes au travail sur la façon dont ils et elles se représentent ce travail, le leur et celui de leurs pairs.

En empathie avec tous ces travailleurs et travailleuses, qui agissent d’une façon encore très genrée m’explique Agnès, notre travail politique collectif est d’abord de donner de la visibilité à toutes les dimensions éthiques, politiques, organisationnelles de ce travail. En mettant en évidence les dilemmes à résoudre et qui font l’objet de débats intenses de normes et de valeurs ; le travail organisationnel et donc très politique dans lequel ils et elles s’engagent en permanence et qui donne corps aux collectifs de travail ; la logique collective qui prend le dessus dans ce travail. Ce travail réel s’articule étroitement avec l’engagement citoyen, à travers le travail de soin adressé aux élèves et aux parents, et à toute la société. La dimension politique s’enracine dans l’activité professionnelle réelle et fait corps avec elle.

A partir de cette mise en visibilité, il s’agit de déployer cette matière, encore trop étrangère à notre culture et représentation ordinaire du travail. C’est ainsi, en développant collectivement cette culture partagée du travail réel, que nous entamons collectivement un travail politique inédit. En élaborant collectivement le point de vue du travail, nous contribuons à sa mobilisation pour construire le monde d’après. Et on devrait déboucher sur la transformation du travail politique pour apporter des solutions démocratiquement élaborées à la crise sanitaire, sociale, écologique, économique et politique dans laquelle nous a plongé la pandémie.

Ce matin, vendredi 3 avril, je lis une tribune écrite pas la philosophe Cynthia Fleury, publiée dans Le Monde du 28 mars. « Construire un comportement collectif respectueux de l’État de droit »

A partir d’une analyse du travail réel des soignants qu’elle semble bien connaître, elle débouche sur le travail politique à initier pour « construire le monde d’après » face à « l’obligation d’inventer un autre monde ». « La peur première de ces personnels soignants n’est pas de tomber malade, mais bien plutôt de ne pas pouvoir soigner » « Ils ont moins peur pour eux-mêmes que des conséquences des débordements organisationnels et notamment le manque d’appareils de réanimation. Ils craignent d’être contraints à des choix éthiques drastiques comme la priorisation des patients. » « Certes l’enjeu  est le maintien de la vie biologique, mais aussi celui de la vie économique et démocratique. » « La préservation de la souveraineté des biens non marchands, des commons, est un enjeu déterminant. »

C’est un grand plaisir de constater qu’il y a mille façons d’articuler un travail politique inédit sur le travail réel des enseignants, des soignants… Et ce travail d’articulation entre engagement professionnel et engagement citoyen, politique, démocratique, je l’ai personnellement découvert et expérimenté avec les expériences « d’Etonnants Travailleurs » auxquels je participe depuis la création de cette initiative.

Samedi 4 avril

La question clé devient la représentation bienveillante, empathique, du travail réel dans toutes ses dimensions. Une activité complexe, énigmatique, d’une personne singulière appréhendée dans sa totalité, engagée par tout son corps dans cette activité. Et vive l’intersectionnalité qui n’est qu’une banalité ergologique.

En fin de matinée, j’ai une conversation très politique avec ma sœur, une retraitée, ancienne ouvrière, ancienne exploitante agricole dans le maraîchage. Je suis frappé par la lucidité de son analyse politique du travail politique « criminel » des élites politiques actuelles et passées. Elle se situe traditionnellement à droite, mais notre conversation se situe en dehors du clivage droite-gauche, parce qu’elle porte sur le travail politique réel qui n’a vraiment pas été à la hauteur, pensons-nous l’une et l’autre.

Dans l’après-midi du 4 avril, je m’insère dans un échange sur la liste informatique du secteur technologique du SNES. J’invoque le manque de lisibilité du SNES et de la FSU sur l’analyse et la valorisation, et la représentation du travail réel déployé par les enseignantes et les enseignants. Les « Étonnants Travailleurs » qui sont en train de réinventer tout en matière de pédagogie.

Mais les syndicalistes peinent à admettre ce que représente cette réinvention du travail réel, pour les personnes concernées, pour la société. J’essaie d’esquisser ce que pourrait être un travail syndical et politique qui s’appuierait sur une représentation partagée, valorisée, de ce travail réel en situation inédite, sans précédent, où l’expérience est une ressource précieuse, mais qui ne suffit pas !

En fin d’après-midi, j’ai eu une longue conversation avec Eric, qui doit remplacer Thierry dans l’animation du secteur enseignements techniques du SNES. Eric a lu mon mèl sur la liste du secteur, et l’échange porte sur la question cruciale de la représentation du travail réel, le sien et celui des autres. La controverse que nous déployons met en exergue la complexité des parcours  à explorer, des postures à tenir, pour entrer dans ces problématiques du travail réel, avant de pouvoir les travailler syndicalement et politiquement. Eric est bien conscient des enjeux et de l’urgence qu’il y a à s’engager dans cette perspective de renouvellement du travail syndical à partir du travail réel.

Eric a participé à la dernière expérience d’Étonnants Travailleurs (ET5). Je m’aperçois que cela a laissé des traces et que le dialogue entre nous est plus facile et plus constructif. Mais il faudrait prendre le temps de débattre collectivement au sein du collectif du secteur technique. Eric m’informe que le jeudi prochain le secteur tiendra une réunion par télé-conférence. Il discutera avec Thierry de mon inclusion éventuelle.

Reconstruire les filières de formations techniques et professionnelles à partir du travail réel ?

Jeudi 9 avril

Un échange par zoom au sein du secteur technique national du SNES.

Ils m’interrogent et m’écoutent. Comment prendre appui sur le travail réel actuel, dans le cadre de la continuité pédagogique ; comment ces professeurs des filières techniques envisagent-ils et elles de construire ces filières techniques et professionnelles ?

Reconstruire le monde d’après, un nouveau modèle productif à partir du respect et de la reconnaissance du travail réel ? Cela passe par la production de compétences et de qualifications dans une autre perspective que celle imprimée par le néolibéralisme. Les professeurs sont déjà dans cette perspective même si ça ne se voit pas. Et le SNES ne dispose pas d’une représentation partagée du travail réel, pour élaborer le point de vue du travail au sein du syndicat. Cela devrait ouvrir d’autres perspectives syndicales et politiques, à condition de mettre le travail réel des professeurs du technique en articulation avec le travail réel des ouvriers, employés, techniciens, ingénieurs… Et à partir de là, mettre en action des processus démocratiques de coopération lycées-entreprises pour la reconstruction des filières techniques et professionnelles. Tout cela pourrait être animé par les CPC par exemple, dans un rôle et une perspective renouvelés.

Saison deux : se retrouver sans travail : le pire des drames humains !

Mardi 14 avril

Un texte de François Daniellou a été discuté au sein du groupe d’animation des ATD. L’auteur se place du point de vue de l’ergonome et du travail réel. Il met l’accent sur la nécessité plus cruciale que jamais que le point de vue du travail et des travailleurs prenne le pas sur celui des « experts » de tous genres et des politiques, dans des processus de « dialogue social » renouvelé. Sur cette question, le texte de F.Daniellou aurait dû être révélateur d’un grand consensus au sein du groupe d’animation. C’est exactement le contraire qui a émergé : une profonde divergence entre nous sur deux questions clés. La première porte en fait sur la représentation du travail réel et de ses potentialités politiques pour construire d’autres perspectives, d’autres alternatives sociales, écologiques, économiques et politiques. La deuxième met en question ce que l’on attend, les un.e.s et les autres des ATD, quel travail politique on est en train de construire et d’expérimenter. Le problème c’est qu’avec le confinement, les quelques télé-conférences et les mèls individuels qui s’échangent, chacun.e est boosté.e dans ses cogitations personnelles, mais on ne se donne pas les moyens et le temps de faire du collectif. Les rapports individuels se tendent sans qu’on puisse construire et produire vraiment des entités partagées et du collectif. L’existence des ATD et leur viabilité est en jeu.

Deuxième quinzaine de confinement, on bénéficie d’un temps printanier, très ensoleillé, très lumineux. Nous avons pris l’habitude de descendre chaque jour dans le parc de la Peupleraie. Une petite heure de jogging, marche et gymnastique qui nous permet de garder notre corps en forme, très réactif, alerte.

Pour faire face au virus et au confinement, les soins de toutes sortes que nous apportons à notre corps prennent une place et un temps bien plus important, quotidiennement. Au réveil, toujours entre 7H et 8H, le premier réflexe est de vérifier que notre corps est toujours bien là, bien reposé après un profond sommeil, bien disposé dans toutes ses parties, dans toutes ses dimensions physiques, affectives, psychiques… ; un corps prêt à repartir, à réagir à toutes les opportunités qui s’offriront. Chaque jour offert à notre vie et une nouvelle opportunité à saisir, de nouveaux possibles parmi lesquels nous prendrons un grand plaisir à faire des choix, en prenant notre temps. Avant même de bondir du lit, notre cerveau renoue les fils qu’il avait laissés se détendre avec le plongeon dans le sommeil. Des bribes du travail du cerveau pendant la nuit remontent à la surface de la conscience. Des rêves et des cauchemars étranges ont laissé quelques traces très éphémères, dont nous cherchons le sens et la cohérence, en vain !

Progressivement, les controverses auxquelles j’ai participé la veille et les jours précédents refont surface. Un nouveau regard plus lucide et plus tranchant se dessine. Un nouvel éclairage des problématiques travaillées se répand et leur donne un relief plus contrasté. En fait, je redécouvre mon « corps-soi » comme on dit en ergologie. Un corps-soi prêt à faire usage de soi par lui-même et prêt à se prêter à l’usage de soi par les autres.

Pour les ATD (ateliers travail et démocratie), le texte de François Daniellou, en réaction à la lettre-pétition envoyée à la ministre du travail, fait débat entre nous. Il met en évidence que nous ne concevons pas notre travail politique sur le travail réel, de la même façon.  Il oblige chacun.e à réagir et à préciser son positionnement et ses attentes, ses motivations, le sens de son engagement. Et on rejoint encore l’usage de soi par soi et par les autres !

Pour ma part, j’ai produit un texte, pour moi d’abord, pour m’aider à préciser ma pensée : « Alors pourquoi a-t-on besoin des Ateliers Travail et Démocratie ? » Va-t-on  se servir des différences incontournables pour consolider notre collectif ?

Le groupe ATD et les télé-conférences ATEMIS travaillent sur le même thème et cherchent à promouvoir des actions politiques sur des territoires qui s’engagent dans des alternatives de développement durable.

Au sein de l’Institut de recherche de la FSU, ces questions de travail et syndicalisme sont travaillées au sein des chantiers, mais sans donner lieu à de vraies confrontations entre les chantiers. Cela se traduit plutôt par des échanges interpersonnels approfondis. Comme ceux qui se sont noués entre moi, Jean-Michel (militant syndical, Institut de recherches de la FSU) et Christine, ou entre moi, Hélène (militante syndicale, Institut de recherches de la FSU) et Christine au sein du chantier Femmes Savoirs Pouvoirs.

Au sein du chantier Travail et Syndicalisme, l’élaboration de la fiche chantier pour la période 2020-2021, donne lieu à des échanges approfondis sur les actions qui seront poursuivies, renouvelées et créées, au sein du chantier. Nous débattons aussi sur la façon de travailler entre nous. Christine a très opportunément refait circuler et débattre le texte élaboré par Christine Castejon (ergologue et philosophe) à l’occasion des 10 ans du chantier travail.

Enfin, au sein du secteur des enseignements technologiques du SNES national, je continue à pousser pour un travail d’enquête auprès des professeurs des disciplines technologiques. L’idée de travailler syndicalement fait progressivement son chemin à travers les cheminements individuels et collectifs.

C’est ainsi que les problématiques du travail, de ses articulations avec les transformations sociales, la démocratie, le travail politique ou syndical continuent à cheminer chez les individus et dans les collectifs.

Mon dernier mèl au groupe pilote Travail et Syndicalisme du dimanche 19 avril à propos du texte de Christine Castejon. « Oui Christine E, tu as eu le courage de nous renvoyer ce texte que j’ai encore relu… Il me dit que nous vivons un drame extraordinaire : la télé n’arrête pas de nous montrer des travaillants dans toutes sortes d’activités, hier invisibles, aujourd’hui portés aux nues par le bien qu’ils nous font à chacun.e, à notre vie, à la société, au risque de leur vie, de leur santé… Mais même dans nos milieux intelligents, militants, politisés… nous n’arrivons pas à prendre le temps et le recul pour tenter de comprendre ensemble ce que travailler veut dire pour tous ces gens… Demain, je pressens que le travail comme question anthropologique deviendra une question politique centrale. Mais nos chantiers, nos syndicats, continuent comme avant à tourner autour du pot. Pourtant il faudrait s’interroger sur le comment et donc comment on travaille sur le travail… L’ergologie nous donne là encore des clés et des outils, mais qui n’existeront que si nous trouvons collectivement la façon de nous en servir. Il faudra du temps ! »

Le travail politique

Aujourd’hui 21 avril, Clémentine Autain, députée FI de Seine Saint Denis est interrogée par un journaliste : « Est-ce que vous auriez fait mieux ? » Elle a développé de très bons arguments. Mais elle n’a pas pensé un instant à dire qu’elle aurait porté un autre regard sur le travail en général et sur celui des personnels des secteurs les plus vitaux dans cette période cruciale. Et que cela aurait été de nature à déployer un tout autre travail politique, à partir d’une écoute et d’une prise en considération du point de vue du travail. Il y a là comme un mur invisible que les politiques professionnel.les les mieux intentionné.es n’arrivent pas à franchir.

Voilà le drame de la situation politique dans notre pays. Nous ne sortirons vraiment de la crise sanitaire, sociale, écologique et politique que lorsque la société dans son ensemble, les organisations et institutions politiques, les syndicats, les associations, tous les citoyens, porteront un regard bienveillant et lucide sur leur propre travail, l’usage de soi qu’ils font de leur propre activité, et sur le travail des autres, leurs pairs, leurs subordonnés et même leurs supérieurs hiérarchiques. Ce qui conduirait aussi tout ce monde politique à réinterroger leur façon de concevoir leur propre travail politique et syndical, individuellement et collectivement. C’est ce mouvement social vraiment révolutionnaire et populaire qui est en train de travailler nos sociétés et qui cherche des issues démocratiques. Enfin c’est ma conviction et le sens de mon engagement militant. Un militantisme plutôt joyeux et inquiet en même temps.

Le drame du non-travail

Deux émissions de télévision viennent de me conforter dans ma posture « ergo-sensible », une sensibilité particulière aux « dramatiques du travail ».

Dans ces deux histoires de vie, très dissemblables, il s’agit du drame du non-travail ; à ne pas confondre avec le drame de la non-activité. Quand on est empêché de travailler, on s’affaire à d’autres activités individuelles et sociales.

Le documentaire « A se brûler les ailes » diffusé sur Arte le 22 avril à 22H35 nous permet de suivre une jeune fille, Gemma, de 18 à 22 ans, au milieu de sa bande de jeunes « les oiseaux de la cité Motherwell » dans la banlieue de Glasgow. Quelques petits morceaux de sa propre vie, rude et précaire, une vie qu’elle joue et raconte elle-même devant la caméra, nous font voyager au cœur de son intimité et de son activité de jeune mère célibataire. Aux prises avec un milieu social violent et hostile. Une bande de jeunes garçons et filles, passent leur temps à boire, fumer et se battre en se filmant avec leurs téléphones. Le décor et l’environnement social de ces activités est une cité située au cœur de l’ex-capitale écossaise de l’acier, minée par le non-travail depuis la fermeture des usines dans les années 90. « Ici on se fait engrosser ou enfermer » résume la jeune mère, cabossée par la vie, mais qui ne se trouve jamais là où on l’attend. Car elle ne cesse de lutter pour « voler de ses propres ailes », se construire, construire sa vie avec celle de son enfant, Liam, né lorsqu’elle avait 19 ans. C’est dans ce combat vital, dans cette quête d’émancipation et de libération, que cette héroïne fait ses choix de vie et « ne fait jamais ce qu’on attendait d’elle en tant que jeune femme ». Une façon de dire qu’elle retravaille à sa façon, selon ses propres normes et valeurs, celles qui dominent dans son milieu. Finalement, dans ce milieu inhumain, ce sont les femmes en tant que mères ou amies qui s’en tirent le mieux. Elles s’épanouissent dans des activités de soin. Elles s’engagent dans des activités qui participent à la reproduction sociale et à celle de la vie. Ce sont elles qui font tenir cette société si malmenée. Voilà finalement un film féministe qui regarde avec bienveillance et empathie l’activité des femmes, leurs façons de tisser des liens sociaux et des solidarités. Ce film, réalisé par deux femmes suédoises, dans cette banlieue de Glasgow était au départ un documentaire sur un groupe de soutien aux pères seuls, défavorisés ! Il est devenu au final un témoignage émouvant sur la vie réelle d’une jeune femme dans cette banlieue abandonnée par toutes les politiques officielles. Une banlieue qui ressemble à beaucoup d’autres, dans les pays européens.

Le film, non anticipé par ses réalisatrices est finalement né d’une rencontre imprévue avec Gemma, qui s’est trouvée là par curiosité et qui les a interpellées. « Elle nous a dit, confient les réalisatrices, que leur film avait l’air ennuyeux et qu’elles feraient mieux de la filmer elle. » C’est ainsi que les documentaristes ont commencé à apprendre auprès de Gemma ce qu’était la vraie vie dans ce territoire délaissé. Et comment ses habitants sont attelés à le reconstruire. Elles ont alors découvert le drame poignant que vivaient la jeune mère et les autres femmes du quartier. Elles se sont dit qu’il y avait un autre court métrage à réaliser : comment un être humain singulier transforme sa vie et son environnement pour réussir à s’extraire de la fatalité, sans « se brûler les ailes » complètement.

J’ai éprouvé le besoin de revisionner dès le lendemain ce documentaire et de lire les critiques du Monde et de Télérama. Ma posture d’analyste bienveillant du travail et de l’activité, me permettait de mieux comprendre à la fois le message du film, pourquoi il m’émouvait autant, et la façon dont les réalisatrices s’y sont prises pour décider de réaliser ce film, en travaillant cette matière d’abord perçue comme étrangère à leurs préoccupations : la vie réelle saisie dans toutes ses profondeurs objectives et subjectives. En partant du cas singulier d’une jeune fille ordinaire dans une banlieue ordinaire, ce film touche à l’universel.

Finalement, Georges Canguilhem a bien raison d’insister pour nous convaincre que nous sommes tous et toutes « des êtres d’activité » ! Cette conviction à la base de mon « ergosensibilité » transforme complètement ma façon de voir. Et je constate avec plaisir que cette vision est partagée par tous les vrais humanistes.

La révolte d’un privé de travail ordinaire

Pas facile non plus de rentrer dans cet autre drame individuel et social du non-travail, filmé dans « Dérapages », une série diffusée sur Arte à partir du 23 avril 2020. Le personnage principal, incarné par Eric Cantona, m’a d’abord mis mal à l’aise. Non, il en fait trop, ça n’est pas crédible. C’est ce que je ressens au premier abord lorsque les images défilent. Et puis vers la fin du troisième épisode, la scène de la vraie fausse prise d’otage nous donne la clé du message politique porté à la fois par le réalisateur et les acteurs. Ceux qui ont monté la fausse prise d’otages, notamment le PDG de la grande entreprise et son conseil en management, se trouvent eux-mêmes pris en otages, pour de vrai, et humiliés. Une scène digne de l’arroseur arrosé, où les méthodes du management néolibéral se retournent contre ceux et celles qui les conçoivent et s’en servent pour asseoir leur pouvoir.

Et là encore, le réalisateur décortique et met en scène une personne singulière, dans une situation singulière pour nous faire comprendre des situations qui hélas se généralisent (cf. le procès des dirigeants de France Telecom).

Eric Cantona (dans le rôle d’Alain Delambre) incarne un ex-cadre, au chômage depuis plusieurs années, qui multiplie les petits boulots ingrats. Il vit le drame de la précarité et du non-travail. Un cabinet de conseil en recrutement et management lui propose une mission horrible contraire à ses valeurs. Il joue le jeu jusqu’à ce qu’il comprenne un peu tard à quoi on veut l’utiliser. Et pour sortir de l’impasse où il se sent complètement piégé, il comprend qu’il lui suffit d’arriver armé sur la scène du drame. Il réussit alors à retourner la situation. C’est lui qui devient le véritable maître du jeu. Il tient en otage, à portée de revolver toute la direction de la multinationale. Il leur fait subir l’humiliation imaginée par l’expert en conseil et le PDG, qui ont maintenant rejoint les autres membres de l’équipe de direction.

Eric Cantona nous dit avoir beaucoup travaillé avec le réalisateur pour réussir à incarner ce rôle « d’un quinquagénaire au chômage longue durée qui se sent inutile, humilié ».

« Mon propre oncle a vécu ce drame : après une charrette dans la grosse entreprise où il travaillait, il n’a plus jamais retrouvé de boulot. » Et il ajoute : « Cette série arrive à point nommé alors que gronde le ras le bol des excès du néolibéralisme… Mon personnage est un rebelle solitaire, hors du commun, pas toujours sympathique, mais même avec ses faces d’ombre et sa manière d’aller irrépressiblement vers le suicide affectif, il appelle l’empathie. Je n’avais jamais ressenti un tel plaisir avec un rôle. J’ai jubilé ! »

Voilà une belle façon de mettre en scène les « dramatiques du travail » avec ses débats de normes et de valeurs, comme nous l’enseigne l’ergologie !

Et l’histoire se poursuit dans les autres épisodes de la série, avec ses événements inattendus et ses suspens. L’incarcération d’Alain Delambre nous permet d’explorer le monde des prisons, les multiples activités des prisonniers, ses trafics, ses règlements de comptes pilotés de l’extérieur. Le PDG et ses hommes de main organisent la vengeance à l’intérieur même de la prison et à l’extérieur en s’en prenant à la famille du prisonnier. Mais l’ex-cadre avec un de ses meilleurs amis victimes comme lui du chômage et de l’humiliation ont réussi à pénétrer les comptes de la société et de son PDG, leurs paradis fiscaux. Et ils peuvent ainsi faire chanter le PDG.

Avec le procès, à rebondissements lui aussi, nous pouvons voir de l’intérieur le monde de la justice, le travail des juges, des procureurs, des avocats, avec leurs normes, leurs valeurs plus ou moins malmenées, leurs hiérarchies…

Au final, cette enquête policière, se transforme en une quête du réel, des activités réelles des personnes dans divers milieux sociaux et économiques, à tous les niveaux d’organisation des pouvoirs. Le monde politique est lui aussi omniprésent, visible et invisible !

Un jour bien triste dans ce confinement plutôt heureux

Le 28 avril est un jour bien triste. Je sais depuis quelques jours que mon frère Salvat, qui se bat contre le cancer depuis une dizaine d’années, est cette fois en fin de vie. Je ne peux pas m’arrêter d’y penser. Je pressens que la nouvelle de son décès va me parvenir d’un moment à l’autre. Il est né en mai 1940 et moi quinze mois plus tard en septembre 1941. Nous sommes deux enfants de la guerre nés dans le milieu de la petite paysannerie angevine. Notre père a été rappelé et mobilisé pour aller au front et participer à « la drôle de guerre ». Sur le front, son régiment a été abandonné par les officiers. Il est revenu à pieds du Nord jusqu’en Anjou dans sa ferme, avec quelques-uns de ses camarades de régiments. Le problème était d’échapper aux Allemands qui les auraient fait prisonniers s’ils les avaient pris. Nous avons donc été conçus, mon frère et moi, dans cette drôle de période. Nous avons grandi ensemble comme deux jumeaux, dans des conditions sanitaires et de vie très précaires. J’aime bien raconter, à mes petits-enfants tout étonnés, que nous n’avions ni l’électricité, ni l’eau courante, ni le chauffage (excepté la grande cheminée avec la marmite pendue à la crémaillère et son « cagnard » sur le côté pour faire chauffer à la braise). J’ai failli mourir dans ma première année d’une pneumonie. Est-ce dans cette épreuve de vie, que j’ai acquis cette capacité de résistance et ces élans de vie qui m’ont permis d’affronter, avec mon entourage, bien des situations périlleuses ? La période actuelle de confinement et de traque du virus Covid-19 met à l’épreuve tous ces savoirs d’expériences acquis et incorporés dans toutes ces épreuves. Mais celle-ci reste unique en son genre.

Avec mon frère Salvat, nous sommes les seuls de la famille à avoir tenté et réussi à sortir de notre milieu pour mieux le transformer, sans le trahir. Et avec l’aide précieuse de notre entourage familial et scolaire. Ce qui illustre magnifiquement que sans l’aide d’autrui nous ne pouvons survivre ni nous développer en tant qu’êtres humains, êtres d’activité.

Salvat a commencé à travailler très tôt : après ses quatre années de collège (le cours complémentaire de Baugé (49) et deux années d’école de laiterie à Surgère en Charente-Maritime. Moi je l’ai suivi l’année suivante au collège de Beaugé, puis j’ai fait l’Ecole Normale d’Instituteurs d’Angers (une promotion improbable dans mon milieu) et enfin, le comble de la transgression des normes, j’ai fait dans la foulée l’École Normale Supérieure de l’Enseignement Technique (ENSET).

Salvat a construit toute sa carrière d’ingénieur qualité au sein du groupe laitier Bridel, à partir de ses savoirs d’expériences acquis par et dans le travail.

Moi, j’ai construit ma carrière d’enseignant à partir de mes études supérieures. Par contre j’ai construit ma « carrière syndicale » à partir de mes savoirs d’expériences.

J’ai toujours été subjugué, au cours de mes trop rares rencontres avec Salvat, par tous ces savoirs d’expériences qu’il aimait me faire partager. Dommage qu’il n’ait pas réussi à écrire ses mémoires. Nous pourrions aujourd’hui après sa disparition « voyager au cœur des activités » avec tous ses savoirs construits dans les choix qu’il a tranchés sans cesse, avec ses débats de normes et de valeurs.

La dernière fois que je l’ai vu en 2018, il m’a raconté des épisodes des négociations lors de l’absorption du groupe Bridel par le groupe Besnier. Et d’autres épisodes de la lutte contre la salmonelle, une terrible bactérie.

Saison trois : Tirer les fils de l’activité : quel régal pour la compréhension du monde !

Deux journées d’activité bien remplies sur le travail

Dans cette période de confinement, les agendas peuvent se concentrer et se densifier de façon inattendue. C’est le cas des 29 et 30 avril où s’enchaînent vidéo-conférences, interviews, échanges téléphoniques multiples et échanges avec les voisins dans le parc.

Le chantier Femmes Savoirs Pouvoirs de l’Institut de recherche de la FSU tient sa réunion plénière le 29 avril à 10H : deux hommes et six femmes sont au rendez-vous. Nous commençons à bien nous connaître. Les savoirs et controverses circulent de façon fluide. Quel plaisir ! Un petit tour de table entre confinés nous permet de voyager dans nos intimités et subjectivités respectives ; plus ou moins, car ce n’est pas facile. Mais ça transforme énormément nos rapports. C’est une découverte que j’ai faite en fréquentant les ergologues, surtout Christine Castejon. Pour cette amie de longue date qui m’a fait entrer dans le chaudron de l’ergologie, le langage et les échanges verbaux sont à considérer comme des activités à part entière, avec l’alternance des phrases de prise de paroles puis d’écoute. Actions et réactions. Usage de soi par soi et usage de soi par les autres. Dans cette activité de chantier, je compare les témoignages que je reçois et que je lis pour les travailler à partir du prisme de l’ergologie et du genre : des témoignages de femmes singulières, des témoignages d’hommes singuliers et bien plus nombreux. Serait-ce que les hommes prennent plus volontiers, plus facilement la parole, oralement au sein du groupe, ou par écrit dans les réseaux et les médias ? Cela doit dire quelque chose des rapports entre hommes et femmes dans le travail au sein des collectifs, dans les activités sociales diverses. Les rapports entre les êtres humains et les savoirs seraient-ils genrés ? Est-ce que cela aurait quelque chose à voir avec les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes ? Nous sommes au cœur des problématiques FSP. Je remarque aussi que lorsque les médias donnent la parole à des « experts » dans n’importe quel domaine d’activité, médical par exemple, ils la donnent plus volontiers à des hommes, même lorsque les articles sont rédigés par des femmes et les interviews recueillies par des femmes. Il semble y avoir dans ce domaine d’activité, des normes dominantes qui ont la vie dure. Mais comment s’y prendre pour transformer ces normes bien incorporées dans les comportements individuels et collectifs ?

Je remarque aussi que les femmes, dans leurs témoignages, dans leurs articles ou les interviews, lorsqu’elles analysent la situation actuelle de confinement et de pandémie, sont davantage, en tendance, dans une posture d’adhérence aux situations réelles et dans une posture d’attention au travail de care (de soin aux autres et à la société). Les hommes, en tendance, sont davantage dans une posture de dés-adhérence et de prise de distance par rapport aux situations réelles qu’ils analysent. Ils semblent plus à l’aise pour monter en généralités, pour faire étalage de savoirs très généraux.

Mon intervention provoque une controverse qui me plaît bien. Là je rejoins Edgar Morin (un homme !) lorsqu’il généralise sur l’importance des controverses dans les avancées scientifiques et des savoirs : « C’est que les controverses, loin d’être des anomalies, sont nécessaires à ce progrès (des sciences). Une fois de plus, dans l’inconnu, tout progresse par essais et erreurs ainsi que par innovations déviantes, d’abord incomprises et rejetées. Telle est l’aventure thérapeutique contre les virus » (Le Monde du 19-20 avril 2020).

Concernant le travail du care, il y a la représentation sociologique qui met l’accent sur le fait que les femmes, non diplômées, non blanches, sont cantonnées dans des travaux de soins, qui leur sont réservées pour des raisons « naturelles ». Leur attention à autrui, dans la famille comme dans la société. Elles sont aussi victimes d’une sorte de déterminisme sociologique et la proie privilégiée de modèles sociaux patriarcaux. Et je me fais vivement contredire lorsque je me risque à faire remarquer que les femmes, en tant qu’êtres humains, actives, créatives… peuvent trouver à s’épanouir dans des activités de care comme dans n’importe quelle autre activité. Cela nous amène ensemble, en filant la controverse, à nous interroger sur la façon dont nous nous représentons les un.es et les autres ces activités du care. Et si le care était une dimension présente dans pratiquement toute activité ! Et cette dimension ne pourrait-elle pas être considérée aussi comme un vecteur d’émancipation dans le travail ? Qu’il soit réalisé par des femmes, comme par des hommes !

Une autre controverse m’apparaît à un moment de notre discussion collective. D’un côté, il y a une hiérarchie socialement et politiquement instituée dans l’organisation du travail, dans la représentation qu’on se fait des activités et des emplois, dans la reconnaissance matérielle et symbolique du travail, dans la reconnaissance des qualifications et de l’utilité sociale des métiers… Et contradictoirement lorsqu’on nous montre à la télévision et ailleurs le fonctionnement réel des collectifs de soignants, chaque maillon de la chaîne de soin apparaît crucial. Ce sont toutes les activités à égalité qui font tenir le travail réel, grâce à leur coopération active, constructive, créative collectivement. Dans le travail réel, les visions hiérarchiques sont contre-productives : les personnes comme les activités sont à égalité dans les dramatiques d’usage de soi, les débats de normes et de valeurs qu’elles doivent trancher. Ainsi la posture ergologique apparaît comme un outil indispensable pour penser le travail et l’activité, dans toutes leurs dimensions anthropologiques.

Toujours dans le cadre du chantier FSP à 13H, j’enchaîne avec Christine une interview par vidéo de Catherine B., militante de l’association Femmes et Mathématiques. Nous avions préparé des questions mais à peine les présentations terminées, notre interlocutrice entre de plain-pied dans son activité de militante de cette association où elle est entrée un peu par hasard, mais d’où elle n’est jamais sortie. Elle nous fait un récit de quelques-unes de ses multiples rencontres, participations à des réunions-débats, pas toujours très confortables pour elle et ses prises de parole. Elle répond avec beaucoup de franchise, elle hésite parfois, cherche ses mots ou dans sa mémoire. Elle accompagne son récit de mouvements de tout son corps  que la caméra filme de près : ses gestes, ses mouvements de mains, son visage, son regard, ses mimiques. Elle est très tendue et cherche au plus profond d’elle-même comment nous faire comprendre ce qui l’anime dans chacune des activités qu’elle nous décrit : les débats de normes et de valeurs dont son corps est le creuset remontent sans cesse à la surface. Nous craignions, avec Christine, une « comitologie », un enchaînement de faits de réunions de comités… Nous écoutons un récit très personnalisé, très intime, très subjectif et sincère. Je suis très heureux de ce récit exubérant, riche, dense, qui va au-delà de nos attentes… mais en même temps, c’est très inconfortable : cette expérience de femme militant dans son milieu universitaire pour l’égalité entre hommes et femmes, constitue pour moi une matière étrangère à ma propre expérience. Il y a plein de savoirs d’expériences à saisir dans ce récit singulier. Mais comment le saisir, le mettre en mots, voire en concepts, seul, et en petit collectif ? Du travail en perspective.

A 16H30, je change de domaine d’activité, je rejoins l’activité du secteur technique du SNES-FSU.

Eric a programmé et organisé une interview de son collègue Gilles D, professeur de STI2D, sur Teams par vidéo. Après quelques problèmes de connexion, l’interview peut commencer. Je me présente et présente l’objet de nos recherches : tenter de comprendre en quoi les nouvelles modalités d’enseignement pendant la période de confinement transforment son travail. Comment Gilles vit-il ces transformations ? En est-il satisfait ou non ?

Là encore, notre interlocuteur part très spontanément dans le récit de son expérience, situation sans précédentdans son parcours de professeur en lycée technique industriel. Il avait préparé cette interview et nous avait envoyé à Eric et moi quelques notes. Son récit est très fluide, très sincère. Il est manifestement heureux de pouvoir parler de son travail en toute confiance. Il répond sans hésitations à nos relances.

On a pris rendez-vous avec Eric le samedi 2 mai pour discuter de l’utilisation de cette interview. Comment allons-nous l’analyser ? J’ai déjà reçu, la semaine d’avant, l’interview par écrit d’une autre professeur de BTS dans le domaine industriel : Carole D., du lycée de Hainaut de Valenciennes. Le 30 avril, entre 10 et 13 H, nous tenons une réunion très dense du chantier travail par vidéo-conférence. Nous échangeons sur les transformations du travail enseignant et autres activités, en cette période de confinement, à travers nos différentes enquêtes et réunions de CHSCT. Et nous nous interrogeons sur la transformation en parallèle du travail syndical.

Le même jour à 15H, je participe à la réunion du secteur technique du SNES, par vidéo-conférence. Je rends compte du travail d’enquête que nous menons avec Eric. Eric n’est pas présent, je fais la présentation à sa place. Je rends compte aussi des échanges au sein du chantier travail. Cela provoque de vives  réactions et de l’incompréhension entre nous au sein du secteur.

Construire au sein du milieu syndical une analyse
critique du travail
 

Ces deux jours d’activité intense, de controverses,
d’interpellations parfois vives, avec des syndicalistes et notamment beaucoup
de femmes, m’amène à m’interroger à nouveau sur l’activité syndicale en lien
avec le travail.

Ce dimanche 3 mai au soir, j’envoie un mèl à
Jean-Michel Drevon et Gérard Grosse dans ce sens. Dans la prochaine lettre
électronique de l’Institut, et dans le prochain dossier de Regards Croisés,
nous devons présenter notre travail d’interviews sur les transformations du
travail pendant la période de confinement.

« Travailler syndicalement les témoignages sur le
travail dits ou écrits par les travailleurs eux-mêmes ne s’improvise pas. C’est
d’ailleurs pourquoi les syndicalistes se déchargent de cette tâche, qui devrait
être éminemment syndicale, sur les experts du travail. Résultat, ils et elles
restent confortablement dans le déni du travail réel. Comment sortir de ce
déni ? Toutes mes (maladroites) tentatives dans ce sens provoquent au
mieux la furie de mes interlocuteurs, au pire leur ricanement. J’ai eu la
réponse récemment auprès d’un bon camarade du SNES. Où est la faille,
l’obstacle ? Faut-il travailler syndicalement et collectivement les récits
d’activité pour se former ensemble à l’analyse du travail. C’est ce qu’a fait
l’équipe de Wisner avec les travailleuses et les syndicalistes de l’usine
Thomson d’Angers dans les années 70. C’est ainsi qu’émargea en France
« l’ergonomie de langue française ».

Faut-il se construire ensemble une culture syndicale de
l’activité de travail ? En concevant d’emblée cette culture du travail
comme un outil indispensable d’élaboration syndicale d’un point de vue du
travail ? Une façon démocratique de construire, avec les travailleurs les
revendications auxquelles ils et elles tiennent le plus ?

Faut-il se donner ainsi les moyens de construire un
syndicalisme de transformation sociale du travail ? Ou y a-t-il d’autres
chemins, d’autres moyens ? Sinon, comment on fait à l’Institut de
recherche de la FSU pour que cela devienne réalité : et dans l’immédiat,
comment on travaille ces merveilleux récits d’activité que nous collectionnons
pour avancer dans ce sens ?

Tout cela pour amorcer sereinement le débat au sein des
ateliers Travail et Démocratie notamment. »

 

« Tirer les fils invisibles de l’analyse
critique du travail »

 

Ce matin 5 mai, je lis un article qui me
remonte le moral. Dans Le Monde du 29 avril 2020, l’écrivain Sylvain Tesson a
mené l’enquête auprès de tous ces travaillants invisibles au sein de
l’Hôpital  de la Pitié Salpétrière. Pour
lui, en partant de l’analyse concrète du travail de chaque personne, « la
crise a révélé ce qui pourrait définir la force de l’hôpital français : le
maintien des corps de métier au sein d’une institution, garantit sa solidité.
C’est la définition de la souveraineté. Elle s’applique aux États comme au
organismes ». Cette lecture renforce ma conviction. En partant du travail
réel, sans préjugés, mais armés d’une bonne dose de bienveillance et de
perspicacité, pour ne pas parler d’empathie, nous sommes en mesure de dérouler
une infinité de fils invisibles, des fils qu’on peut tirer indéfiniment pour en
extraire des savoirs d’expérience de toutes sortes, et au delà, des savoirs
syndicaux et/ou politiques d’un autre type. Pour moi, c’est ça l’ergologie.

Et cette conviction m’incite à combattre une sorte
d’obscurantisme qui fait des ravages actuellement dans notre
syndicalisme : le déni du travail réel. Et je ne parle pas des milieux
politiques de droite bien sûr, et de gauche malheureusement aussi , sur la même
longueur d’onde du point de vue de a prise en considération du travail réel
dans leur travail politique. Cet obscurantisme est bien sûr inconscient et
invisible. Il se manifeste de façon masquée. Mais comment faire pour le
démasquer ? Le mettre simplement en débat ? Je suis décidé plus que
jamais, avec mes ami.e.s « ergosensibles », à mener ce combat dans
tous les réseaux syndicaux, parasyndicaux, associatifs et politiques que je
fréquente, partout où je suis plus ou moins écouté, même si c’est difficile.

Relisons l’article de S.Tesson sur « les invisibles de
la Pitié-Salpêtrière ». Le premier jour du confinement, les jardiniers qui
entretiennent les 8 hectares de jardins, se voient signifier : « Vous
n’êtes pas un rouage essentiel ». Ils sont mis au chômage. Cela fait écho
pour moi à un débat que Thomas Coutrot vient d’ouvrir à ATD sur le caractère
essentiel de telle ou telle activité de travail. Comment cette qualité de
travail s’articule-t-elle ou non avec la reconnaissance de l’utilité sociale
des métiers ? Et qui décide et selon quels critères ? Comme dans tout
travail il y a la part objective de l’activité, la plus tangible, à condition
de bien mesurer comment l’activité est imbriquée dans d’autres activités dont
elle est inséparable pour former un tout. Ainsi, cette activité de jardinage et
d’entretien des fleurs dans les jardins de ce complexe hospitalier, tisse des
liens invisibles avec l’ensemble des activités déployées dans l’hôpital… Et
si on tente d’explorer la partie subjective de cette activité : comment
est-elle ressentie par ceux et celles qui la réalisent et à qui
l’adressent-ils.elles ? Aux patients, aux autres personnels, aux visiteurs
des patients… à la société dans le cadre d’une posture écologique,
culturelle… Le danger principal est de laisser le choix de décider du
caractère essentiel ou de l’utilité sociale de telle ou telle activité, tel ou
tel métier, à des technocrates qui sont dans le déni du travail réel. C’est ce
qui se fait dans notre société néolibérale, centralisée où tout est décidé
selon les critères de rentabilité et du management anti-démocratique.

Et nous, dans les ATD, comment proposons-nous de trancher sur
ce caractère « d’essentialité » ? A partir du travail réel
appréhendé dans toutes ses dimensions ? A quelles conditions sommes nous
légitimes pour le faire ?

« Une radiologue s’est mise à disposition pour assurer
une garde d’infirmière-réanimatrice. Lorsqu’elle sort épuisée de sa plongée en
plein « covidland », elle regarde les tulipes se balancer dans
l’aube, plantées le long des allées du parc… » Et au jardinier de
remarquer : « A la Salpêtrière, étrangement, personne ne se doute
qu’il y a des jardiniers. » « A la Pitié, les 10.000 employé.es ne
sont pas tous capables d’intuber un contaminé, mais chacun.e a bien conscience
d’être un maillon de la chaîne du soin » : électricien, lingère,
standardiste, technicien d’équipement, agent de sécurité, manipulatrice de
radiologie… forment une troupe dont les éléments disparates et cloisonnés, se
côtoyaient sans se connaître… Le virus a eu le mérite de faire sauter les
cloisons et les hiérarchies. Toutes et tous, chacun.e à sa façon est dans le
travail de soin (care).

D’ailleurs, qui applaudit-on tous les soirs à 20H depuis nos
balcons ?

Pour le chef de service de l’unité de médecine intensive de
réanimation « tous celles et ceux qui risquent leur vie dans nos murs,
contribuent à ce que l’hôpital français ne laisse aucun malade à la
porte ».

Une réanimatrice et une secrétaire donnent ensemble la
définition de l’héroïsme : « Au fond, nous faisons ce que nous savons
faire. La boule au ventre disparaît lorsqu’on se sent utile. Il faut se
dévouer. Un jour ce sera notre tour. »

En fait, tout le monde a lutté non seulement contre le virus,
mais contre « le débordement » selon le chef de service.

La dimension politique de tout travail est bien sûr
omniprésente. « L’inventivité des personnels hospitaliers a permis
d’absoudre l’impréparation des personnels politiques… c’est de
l’ingéniosité », selon une technicienne biomédicale.

La crise a révélé selon la « référente déchets » ce
qu’il en coûte d’externaliser les fonctions vitales de l’hôpital et de
« faire du service public une place ouverte, à la merci du plus offrant ».
Car dans le travail réel, ce qui compte en permanence c’est « d’intégrer
les compétences ». « Quand il s’agit d’agir vite, par nous-mêmes, en
imaginant tous les stratagèmes pour palier les manques… le circuit interne
possède sa vertu. »

La qualité du collectif est aussi vitale. Et il se
construit  de la façon la plus
inattendue : « toute conversation de troquet remue des questions
profondes, même devant un four à pizza ».

Alors, que se passera-t-il après ? Quelles traces
laissera toute cette réinvention du travail réel ? Le pire qui puisse
arriver est pointé par une secrétaire : « On retournera aux
oubliettes » Quel travail politique faut-il développer dès aujourd’hui
pour la faire mentir ?

Cette réflexion, à partir d’un travail d’enquête sur le travail
de soin, par un romancier étranger à ce milieu, rejoint l’interview que
j’entends ce matin 8 mai, à la télévision. Mathias Wargon, chef des urgences à
l’hôpital de Saint-Denis, parle du travail des urgentistes. Pour faire face à
la situation inattendue de l’épidémie en Seine-Saint-Denis, comment les équipes
s’y sont prises ? Elles ont complètement réorganisé leur travail, leurs
façons de faire. Le collectif a été déterminant, pas seulement au sein de
l’hôpital. Le médecin épidémiologiste nous apprend qu’ils et elles ont formé un
collectif des chefs des services d’urgences du département pour échanger en
permanence sur leur travail. Il insiste aussi sur le fait que chaque jour, ils
et elles débattaient collectivement sur les décisions à prendre concernant chaque
malade admis aux urgences. Les protocoles ne servaient plus à rien. Face à ce
nouveau virus, c’est le collectif qui leur a permis de réinventer le travail
collectif et le travail de chacun.e pour trouver les organisations les plus
efficaces. Face à l’éventualité d’une deuxième vague épidémique, le médecin est
rassuré par le fait que l’expérience de la première vague leur faciliterait la
tâche. Il est par contre inquiet du fait de l’état de fatigue des équipes
soignantes.  « Elles ont besoin de souffler, de pouvoir prendre des
vacances, surtout les personnels étrangers qui ont besoin de retourner au
pays » dit-il. Il insiste aussi sur l’urgence qu’il y a à reconnaître le
travail de tous les personnels, matériellement (salaires et statuts) et symboliquement
(reconnaissance du courage et de l’ingéniosité déployée). Il craint par dessus
tout que le déconfinement normalisé par le pouvoir politique fasse revenir au
galop les organisations, les méthodes de management, les politiques de santé
qui prévalaient avant, et qui ont prouvé leur dangerosité. Mais si cela est le
cas, les personnels résisteront collectivement.

 

Mais qui donc fait histoire et société ?

 

Aujourd’hui 8 mai 2020. Nous fêtons dans le
monde entier la fin de la terrible deuxième guerre mondiale : avec ma
conjointe, nous regardons un documentaire sur la prise de Berlin par les
troupes alliées, diffusé le mardi 5 mai au soir. Ce documentaire inédit
« Berlin 1945 : le journal d’une capitale » nous montre très
opportunément qu’en définitive ce sont bien les peuples qui sont massacrés dans
toutes les guerres « modernes » et que ce sont bien eux qui en sont à
la fois les acteurs et les victimes, femmes et hommes, chacun.e à son
poste ! Une certaine histoire officielle tente de nous faire penser que la
victoire des alliés s’est jouée pour l’essentiel dans le débarquement de
Normandie en juin 1944. Est-ce pour faire oublier une histoire moins glorieuse
pour ces dirigeants politiques, ces maréchaux et généraux alliés ? Faire
oublier notamment cette « capitulation de Berlin », une ville ravagée
par les bombes « alliées », le bombardement de Dresde, la bombe
atomique sur Hiroshima et Nagasaki. On sait que les général Choltitz avait reçu
d’Hitler l’ordre de bombarder Paris en cas de repli. Il n’exécutera pas cet
ordre. Par contre, Berlin n’échappa pas à la destruction méthodique. Le
documentariste Wolker Heise montre la lente agonie du peuple berlinois. Jusqu’à
ce qu’Hitler se suicide dans son bunker et que l’un de ses généraux se rende
pour signer la capitulation. Le documentariste reconstitue cette histoire à
partir d’histoires singulières de gens du peuple. Des Allemands : soldats,
femmes, juifs, membres du parti nazi ou opposants ; des prisonniers du
STO, des soldats de l’Armée rouge… Finalement, ce sont bien les peuples,
chacun.e à sa façon, selon leur situation, qui ont délivré la planète de la
terreur nazie. A l’entrée de l’Armée rouge dans Berlin, la ville est déjà
ravagée par les bombes, et la plus grande partie de la population (pas toute)
meurt de faim ou de maladies, dans des conditions atroces. Cette histoire
reconstituée à partir de points de vue de gens ordinaires dresse un tableau pas
toujours glorieux : des femmes violées par les « libérateurs »,
aussi bien par des soldats russes que par des soldats américains. Cela donne le
sentiment que les décisions politiques du côté de l’ensemble des alliés
visaient surtout à faire payer au peuple allemand dans son ensemble les
décisions politiques du parti nazi et de ses soutiens. En voyant ces images, on
imagine le travail de reconstruction gigantesque, déployé par le peuple
allemand dans le cadre de l’occupation par les alliés pour reconstruire Berlin
et toutes les villes ravagées, les usines détruites (souvent par l’armée nazie
au moment du repli).

Le hasard faisant bien les choses, deux jours après la
diffusion sur Arte du documentaire « Berlin 1945 : journal d’une
capitale », un autre documentaire « Cellule de crise :
l’histoire secrète de la victoire » est diffusé sur France 2 à 21H05,
heure de grande écoute. Il raconte l’histoire officielle vue à travers les
« grands hommes », de la fin de la seconde guerre mondiale en Europe.
La réalisatrice, Caroline Benarrosh met l’accent sur la préparation secrète du
débarquement, par les dirigeants de l’armée américaine et accessoirement
britannique. Pendant que sur les différents fronts la guerre  n’a jamais fait autant de morts, y compris
parmi la population civile, on assiste à un ballet de négociations étranges. On
découvre comment le général de Gaulle, méprisé par Roosevelt et Churchill,
multiplie les initiatives et les entrevues secrètes pour tenter de s’inviter à
la table des grands, avec le maréchal Staline. Les dégâts éventuels parmi la
population française notamment sont un argument pour décider de la stratégie à
mettre en œuvre, qui comptent moins que les conditions météorologiques. Et on
voit bien comment, pendant de longs mois, les chancelleries américaine,
anglaise, russe et française s’activent pour préparer l’après-guerre :
« le jour d’après ». L’objectif ultime semble être d’arriver les
premiers à entrer dans Berlin, coûte que coûte (en termes de massacres de
soldats, comme parmi les populations civiles).

Grâce à cette drôle de période de confinement, j’ai vu ces
deux documentaires. Le premier n’a pas été présenté par les critiques de télé
du Monde ou de Télérama, qui se sont contentés du second. Pour moi, cela
illustre bien ce que j’avais du mal à formaliser, n’étant pas historien. Il y a
une façon « populaire » de présenter et de représenter l’histoire, en
partant du point de vue dues gens du peuple qui l’ont vécue dans leur corps et
leur vie, toutes conditions confondues. Et il y a l’histoire plus officielle
vue du point de vue de ceux (et rarement celles) qui détiennent le pouvoir
politique, militaire, économique…

Et cela rejoint la critique que j’ai adressée à mes bons
ami.e.s syndicalistes « historiens » lorsqu’ils et elles nous ont
présenté l’histoire de la FSU. C’est d’abord une histoire syndicale officielle,
vue du point de vue des directions syndicales qu’ils et elles ont écrite.
Évidemment le travail syndical vu du point de vue de celles et ceux qui le
réalisent à la base en lien avec les professionnels syndiqués ou non, reste
dans l’angle mort de cette histoire.

 

Mais pourquoi écrire sa propre activité de
confiné ?

 

Une chronique du Monde daté du 7 mai a attiré mon
regard : « Ecrire le travail » par Mary Dorsan

« Écrire le travail pour le faire exister. D’abord tout
simplement pour ça »

« Écrire le travail pour qu’il ne soit pas nié. »

« Écrire le travail pour faire apparaître en littérature
ce qui est gommé sur le terrain par le discours… »

« Pour affirmer que la présence et l’écoute sont du
travail »…

« Écrire très concrètement le travail, c’est opposer à
un discours idéologique l’écriture de la fragilité humaine. »

« Écrire le travail, c’est surmonter la critique du
franchissement ou le dilemme du dévoilement… »

Mary Dorsan est soignante en psychiatrie et écrivaine. Son
désir de chroniquer sa vie, de la narrer, d’en faire le récit, vient de
« son devoir de témoigner » pense-t-elle.

Mais pourquoi ces phrases écrites par une personne d’un autre
genre, d’un autre milieu, dans une toute autre situation d’activité,
résonne-t-elle aussi fortement avec ma propre envie de témoigner de mon activité
de retraité confiné ? En écrivant ce petit journal de confiné !

Et bien, moi aussi, tout simplement, j’ai envie d’écrire mon
travail, en liaison avec celui de tous les gens que je fréquente, avec qui
j’échange. Mon travail est relationnel et j’ai besoin de l’écrire pour les
autres et pour moi, pour tenir ! Et pour l’instant, ça me réussit, en
cette période étrange de confinement. Je tiens !

 

Mais pourquoi donc s’acharner à aller chercher
l’activité ?

 

Il y a, dans mon activité militante de confiné, un fil rouge.
C’est le même filon que je tente d’explorer avec d’autres, dans tous les
groupes d’échange que je fréquentais avant le confinement et qui survivent sous
d’autres formes maintenant. Mais les échanges à distance sont toujours aussi
intenses. Et en plus, chacun.e dans on coin prend le temps de penser. La
période de confinement met le travail en tant qu’activité humaine, au centre du
débat public. Il s’agit de protéger tous les professionnels qui sont en
première ligne dans la lutte contre la pandémie et dont l’activité est d’abord
de réparer les dégâts opérés par les politiques depuis des années. Toutes
catégories soudées ensemble, ils et elles n’ont pas hésité à prendre soin de la
population, à la protéger, en déployant des trésors d’ingéniosité, de
créativité et de courage, pour mettre les services publics de santé,
d’éducation… les commerces de denrées vitales… en mesure de retrouver leurs
missions fondamentales : garantir une reproduction sociale centrée sur le
respect de la dignité humaine, de toutes les personnes humaines dans leur
vulnérabilité. En fait, faire tenir la société en l’humanisant. Toutes les
populations, sur l’ensemble de la planète, ont développé et manifesté leur
sensibilité à l’activité humaine dans toutes ses dimensions, avec toutes les
valeurs qui lui sont rattachées : solidarité, compassion, prévention… Je
trouve particulièrement émouvant cette façon dont l’humanité est en train de se
souder sur l’ensemble de la planète, en dépit de nos mises en isolement forcé
et en dépit de la fermeture des frontières.

On a vu (re)fleurir partout des initiatives diverses, donnant
la parole à tous et toutes ces invisibles, des sans-grades aux plus gradés, à
tous ces maillons indispensables des équipes et collectifs de travail, sans lesquels
aucune activité ne peut tenir, de la plus vitale à la plus banale. On a
retrouvé la pertinence de ce dicton oublié : il n’y a pas de sots métiers,
il n’y a que de sottes gens. Et comme le propose « la compagnie Pourquoi
se lever le matin » : « apporter le point de vue du travail,
exprimé par ceux qui le font… raconter des histoires de travail, plutôt que
d’écrire sur le travail… il appartient au lecteur d’y trouver ce qui fait
écho chez lui. Et aux lecteurs de discuter ces histoires pour en faire quelque
chose.. » Ce projet d’un cercle de réflexion et de transformation du
travail humain rejoint complètement et entre en résonance avec ce que je
cherche à faire avec d’autres dans les autres cercles que je fréquente
activement.

 

La centralité du travail : une réalité qui
s’impose dans le débat public

 

Au sein de l’association Étonnants Travailleurs,
« voyage au cœur de l’activité » nous expérimentons depuis 2015 un
stratagème inspiré de l’ergologie. Il s’agit de mettre en visibilité et en
débat de très courts récits d’une toute petite parcelle d’activité. Celle-ci
est présentée par un « cinq-minuteux » et débattue avec des écoutants
bienveillants, engagés elles et eux-mêmes dans ce dispositif. J’apprends
beaucoup, à chacune de ces journées annuelles. A chaque fois, dans ces cinq
expériences réussies, je suis engagé comme « animateur »,
coorganisateur, co-concepteur, comme écoutant étonné de ce que je découvre de
l’activité des autres, comme cinq-minuteux… Je crois comprendre ce que les
sciences du travail tentent de théoriser et de conceptualiser ; qu’il
s’agisse de la psychologie du travail, de la psycho-dynamique du travail et
surtout de l’ergologie. En écoutant les étonnants travailleurs et
travailleuses, en regardant leurs gestes, leurs hésitations, en les sentant
tendu.e.s sur eux et elles-mêmes, de mon activité saisie la veille même, en
discutant avec une participante, je comprends le caractère éminemment
énigmatique de cette activité humaine. C’est alors que les concepts de
l’ergologie forgés par les travaux de recherches et d’enseignement de Yves
Schwartz prennent vraiment sens. Cela m’inspire et alimente mes activités de
recherche au sein du chantier travail de l’Institut de recherche de la FSU.
Comme nous sommes plusieurs du chantier travail à participer à l’aventure d’
« Étonnants Travailleurs », nous cherchons collectivement à
transposer cette expérience au sein des activités du chantier, à l’occasion de
stages syndicaux sur le travail par exemple. Cela m’aide à comprendre qu’au sein
du chantier travail nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde les un.e.s
et les autres pour se représenter ce que travailler signifie, ce que nous
mettons sous les concepts de travail, d’activité. Nous décidons à partir de ces
controverses latentes qui affleurent à chaque moment, au sein du chantier,
d’explorer les différentes théories du travail. C’est à ce moment que je
découvre le livre « L’activité en théories. Regards croisés sur le
travail » édité en 2016 par un collectif de chercheur.e.s et co-dirigé par
Marie-Anne Dujarier. Cette lecture vient à point nommé. Elle m’aide beaucoup
dans mes réflexions et interrogations. Car nos débats tournent autour de la
représentation du travail. Toutes ces expériences et lectures cherchent à
mettre le travail et l’activité en mots. D’un côté des savoirs d’expériences
sur le travail mettent en visibilité le travail saisi au plus près de
l’activité. Celle qui est pensée par celles et ceux qui la réalisent, et
formulée avec des mots ordinaires, des images inattendues et très expressives.
Cette activité est saisie en adhérence avec le vécu, au plus près de la vie des
personnes. D’un autre côté, des concepts, un travail théorique, cherchent à
faire comprendre d’une autre façon, avec d’autres mots cette même énigme du
travail réel. Mais dans la théorie, celui-ci est saisi en dés-adhérence avec
l’expérience singulière vécue par les travailleurs. Tout cela colle bien avec
ce que l’ergologie tente de mettre en concepts, et avec mon propre vécu.

Aujourd’hui, l’expérience d’Etonnants Travailleurs est
complètement incorporée dans le regard que je porte sur l’activité de mes
proches, des citoyens que je côtoie, des ami.e.s avec qui je partage des
activités collectives en particulier. Au sein des divers groupes et
associations qui poursuivent leurs travaux sur le travail, je participe à ma
façon, à partir de ce que nous appelons, avec mes ami.e.s ergologues :
« une ergo-sensibilité ». Une sensibilité exacerbée à ce qui se trame
dans notre propre activité et à ce que nous voyons, ce que nous nous
représentons dans l’activité des autres. Ce que nous désignons dans le
vocabulaire ergologique : « l’usage de notre corps soi par soi »
(notre activité singulière), « l’usage de notre corps soi par les autres
(notre activité partagée avec autrui. Tout cela devient plus lumineux.

Dans cette période de confinement où la réalité et la
centralité du travail s’imposent dans le débat public, cet outil inspiré de
l’ergologie me paraît particulièrement pertinent. Cela m’aide à voyager par
moi-même au sein de l’activité de tous ces « corps soi » engagés dans
un travail de soin porté aux autres, à la société, à notre planète.

Depuis le début du confinement, les médias donnent
abondamment la parole aux « Etonnants Travailleurs » et
« Travailleuses » mobilisé.e.s contre la pandémie et dans les
multiples activités de soin à la population. Toutes ces femmes et ces hommes,
d’habitude invisibles, ont tout d’un coup la parole et la prennent volontiers.
Pour une fois qu’on s’intéresse à leur travail ! Et dans mes propres
travaux de recherche à l’Institut de recherche de la FSU, je réalise avec
d’autres des interviews, je recueille des récits d’expériences et d’activités.
Cela me permet de relier ces analyses micro du travail réel saisi en adhérence
avec la vie réelle de celles et ceux qui le réalisent, avec les concepts et les
analyses ergologiques. Quel régal de pouvoir ainsi saisir toute l’intelligence
du travail réel et de l’activité, et d’avoir le sentiment de les comprendre en
profondeur !

Tout se passe comme si tout d’un coup toute la société
s’était liguée pour enlever ce voile qui nous empêche de voir à l’intérieur de
l’activité, avec tous ces débats de normes et de valeurs qui s’y tranchent pour
faire tenir notre monde commun, « coûte que coûte ».

Même l’activité de nos responsables politiques, pour le moins
un peu dépassés et décalés par rapport au monde réel qui n’attend plus leurs
directives pour se gouverner lui-même et prendre ses propres initiatives plus
en adéquation avec les situations réelles et les problèmes à résoudre.

 

Même le travail des femmes sort de son invisibilité

 

Le hasard faisant bien les choses, il se trouve qu’un nouveau
chantier vient de s’ouvrir au sein de l’Institut de recherche de la FSU. Un
groupe de femmes : « des faiseuses » comme elles se nomment, ont
entrepris de plancher sur ces drôles de rapports qui se tissent dans
l’enseignement supérieur et la recherche entre les hommes et les femmes au
travail. Elles intitulent leur chantier « Femmes, Savoirs,
Pouvoirs ».

Pas facile pour moi de me glisser dans ce chantier. Suis-je
légitime à participer à cette recherche ? C’est ma première question. Je
suis un homme qui s’est construit en tant qu’être humain singulier, en tant
qu’être d’activité, au sein d’une société dominée encore par des rapports
patriarcaux. Certes, depuis quelques temps, ces rapports sont singulièrement
bousculés par l’action des femmes elles-mêmes qui ne restent pas passives.
Elles secouent le joug de la domination, partent à la conquête de l’égalité
réelle entre les hommes et les femmes. Un mouvement social des femmes
transforme en profondeur notre société, comme une lame de fond. Aucune femme,
aucun homme ne sort indemne de cette histoire qui se poursuit et qui m’entraîne
dans cette marche impérieuse. Mais cela se vérifie surtout sur le long terme.
En temps de crise comme aujourd’hui, qu’est-ce qui change ? C’est ainsi
que je me retrouve et que je tente de trouver ma place avec un autre homme dans
cette petite bande de femmes, qui nous accueille chaleureusement.

Le chantier n’en est encore qu’à ses débuts, nous sommes en
train de faire connaissance…

Ce 13 mai, nous tenons une réunion plénière avec quatre
femmes et deux hommes, par vidéo-conférence. Le résultat est très positif. Nous
discutons de la participation du chantier FSP au contenu des deux prochains
numéros de la revue « Regards croisés » de l’Institut de recherche de
la FSU. L’objectif est précis. Nous construisons ensemble notre contribution
qui sera de fait collective puisque nous discutons à partir de propositions
différentes au départ de chacun.e de nous. L’animatrice du groupe nous dit sa
grande satisfaction à la suite de cette réunion de travail. En termes
ergologiques, je dirais que nous avons, grâce à nos échanges et controverses,
« construit des entités collectives relativement partagées »,
l’inverse d’un consensus recherché à priori par alignement des un.e.s sur les
autres.

Ces controverses sont finalement productives, efficaces, et
permettent une meilleure connaissance mutuelle de ce que nous sommes chacun.e
de nous, et de ce que nous cherchons à faire dans ce chantier. C’est ainsi que
se construit et se développe une créativité collective, vraiment.

Pour ma part, je cherche à comprendre comment ce mouvement
social de libération des femmes se construit à partir de ce que font dans leurs
vies réelles ces femmes, et comment cela fait bouger les hommes, par un
processus d’actions et de réactions qui transforment au final la société, ses
normes et ses valeurs. Evidemment, dans ces transformations des rapports sociaux
entre les hommes et les femmes, les mouvements féministes organisés,
structurés, comme les organisations syndicales, jouent un rôle, plus ou moins
difficilement. Car selon ma propre perception, ces organisations ne sont pas à
l’initiative ; elles accompagnent plutôt des évolutions, des
transformations, qui prennent leur source dan l’activité même des personnes,
des femmes en l’occurence. C’est selon moi cette activité humaine qui contribue
partout à secouer les conditions sociales et les contraintes qui l’entravent,
et non l’inverse.

Pour penser ces hypothèses de travail qui ne sont pour
l’instant que des constructions intellectuelles, je participe avec beaucoup
d’intérêt au travail d’enquête que nous menons ensemble auprès de femmes
singulières engagées dans des associations comme « Femmes et
sciences », « Femmes et mathématiques ». Nous avons déjà
interviewé longuement deux femmes militantes d’associations luttant pour
l’égalité hommes-femmes et qui se sont prêtées généreusement et avec plaisir à
l’exploration de leur activité singulière. Nous allons maintenant nous livrer
collectivement à un travail d’analyse.

 

Analyse de l’activité dans un récit d’activité.
C’est un travail de représentation ?

 

Ce récit est une représentation de l’activité réelle, d’où
une première prise de distance par ces femmes, vis à vis de leur propre
activité.

L’écoute de ce récit par une personne extérieure (celle qui
mène l’interview) constitue une autre représentation ; d’où une deuxième
prise de distance.

En débattant entre nous de l’activité des interviewées, on
construit collectivement une autre représentation ; d’où une troisième
prise de distance…

Le défi, c’est d’élaborer une représentation collective
relativement partagée, débouchant sur une analyse collective qui colle au mieux
avec la réalité vécue vécue par ces femmes.

 

Qu’est-ce qu’on cherche à représenter ?

 

Le travail ou l’activité humaine : c’est quelque chose
d’éminemment énigmatique qu’on n’arrive à approcher mais jamais à cerner
totalement.

Car ce n’est pas un objet ou un processus physique,
géologique ou biologique qu’on pourrait saisir de façon
« scientifique » à partir de méthodes et de concepts éprouvés,
discutés et validés par une communauté scientifique. Comme par exemple la
dilatation, les phénomènes électro-magnétiques, le Covid-19 dans sa structure,
sa composition chimique, génétique, son mode de reproduction…

L’activité est la façon dont un corps vivant humain agit et
réagit dans une situation et dans un environnement singulier : elle est
donc avant tout celle d’une personne dans une situation donnée. Dans cette
situation, la personne est active. Elle résiste aux déterminismes sociaux qui
s’exercent à travers des systèmes de normes et de valeurs portées par
l’environnement social humain. Elle cherche à imposer ses propres normes et
valeurs, au sein de collectifs. Elle cherche à les faire partager en se
confrontant à d’autres normes et valeurs portées par d’autres personnes.

 

Comment mener l’analyse collectivement ?

 

L’analyse collective du travail comme activité ne va pas de
soi : comme toute activité humaine, elle mobilise des savoirs, à la fois
des savoirs théoriques conceptualisés et des savoirs d’expériences, dont
chacun.e est porteur.

L’ergologie est fondée sur une confrontation permanente et
créative entre ces deux types de savoirs. Mais pour opérer efficacement cette
dialectique entre ces savoirs, les uns issus des expériences et rapportés dans
les récits d’activité, les autres issus d’un travail de conceptualisation et
développés dans les ergo-disciplines, il faut l’intervention d’un troisième
pôle, une certaine posture, sensibilité, philosophie, regard… Ce troisième
pôle permet de faire travailler les deux autres (les savoirs investis dans
l’activité et les savoirs disciplinaires, académiques), sur un mode coopératif
spécifique, de manière à faire émerger et produire un savoir spécifique inédit,
à propos de l’activité humaine. C’est à ce défi que notre groupe de cinq est
maintenant attelé à partir des deux interviews.

 

Un patrimoine expérimental et théorique à explorer

 

Pour procéder à cette analyse critique de l’activité, d’une
activité singulière, nous ne partons pas de rien.

Le livre « (se) former pour transformer le
travail », « dynamiques de constructions d’une analyse critique du
travail » coordonné par Catherine Teiger et Marianne Lacomblez, nous donne
un aperçu des expériences de recherches-actions déjà menées dans ce sens depuis
une cinquantaine d’années.

L’un des fils rouges de ce livre conçu comme un instrument de
formation montre la circulation des savoirs et des outils d’analyse entre
différents acteurs de cette coopération active et créative :
syndicalistes, travailleur.euses, chercheur.e.s, professionnel.les de la santé
et de la prévention au travail…

 

Avancer au sein du groupe des cinq

 

La recherche à cinq est déjà lancée dans le cadre plus large
du chantier FSP. Deux interviews ont déjà été réalisées. Catherine Bonnet,
militante de Femmes et Mathématiques par Christine Eisenbeis et Yves Baunay.
Dominique Chandesris, militante de l’ASP et l’AFS (association Femmes et
Sciences)

 

Vers une analyse collective de l’activité de
militantes féministes

 

Dans le groupe des cinq du chantier FSP, nous voilà ce matin
du lundi 18 mai, face à un nouveau défi. Nous disposons de l’enregistrement de deux
interviews, deux femmes militantes actives. DC, de l’Association Française de
Sciences Physiques (AFSP) interviewée par HG et AS. CB de l’Association Femmes
et Mathématiques (F et M) par CE et moi même YB. Une première réunion organisée
cet après-midi, discute de ce que l’on va faire de ces enregistrements, et si
nous allons poursuivre nos interviews.

J’arrive à cette réunion avec quelques réflexions et idées en
tête. Ces deux militantes nous parlent bien de leur activité personnelle au
sein de leur association respective. Que nous disent-elles ? Que sommes
nous capables d’entendre individuellement et collectivement de leurs
récits ? Des faits, des interprétations de ces faits, des débats de normes
et de valeurs qui les animent, chacune à sa façon ? Il ne s’agit pas de
mesurer par des nombres ce que sont les rapports sociaux entre les hommes et
les femmes dans l’enseignement supérieur et la recherche. Il s’agit de
comprendre, de mettre en visibilité, d’analyser, de mettre en mots comment se
tissent ces rapports dans l’activité de travail, à partir de la vision de deux
militantes. Avec l’objectif de transformation de ces rapports. J’ai déjà pu
vérifier que ces deux femmes, chercheuses elles-mêmes, sont bien des
« êtres d’activité ». Elles sont ce qu’elles font en tant que femmes,
chercheuses, militantes… Elles retravaillent à la leur façon les normes et
les valeurs plus ou moins partagées au sein de leur milieu respectif ; y
compris celles affichées par leur association. Dans leurs activités multiples,
elles sont amenées, nécessairement, à faire en permanence des choix, en
fonction de critères de normes et de valeurs, plus ou moins conscients, mais
toujours incorporés dans leur propre vie, leur histoire, leur personnalité.

Ces débats de valeurs et de normes affleurent dans leurs
récits. Ainsi elles se fixent des objectifs de transformation sociale. CB
voudrait que « les femmes puissent faire normalement des mathématiques si
cela leur plaît et leur permet de vivre bien ». Pour atteindre ces objectifs,
elle cherche à activer des leviers d’action et de transformation : changer
le droit pour instituer de nouvelles protections pour les femmes, changer les
modalités de sélection pour les emplois et les déroulements de carrière,
changer les pratiques de pouvoir au sein du milieu de l’enseignement supérieur
et de la recherche, afin que les femmes puissent les exercer et les vivre à
leur façon, abolir les stéréotypes dans les manuels scolaires et ailleurs…

DC a pour objectif de « rendre visible le travail des
femmes » et « que le travail des femmes soit reconnu au même niveau
que le travail des hommes, à égalité dans ce qu’elles font ». Elle se
donne aussi une stratégie d’action. « On peut avancer sur des petites
choses dans le milieu professionnel… Les femmes sont confrontées à une
multitude de petits obstacles, de petites collines… et ça finit par faire une
accumulation… J’essaie de pointer du doigt ces petites choses, de les
identifier… pour progresser… » Elle tente d’actionner des leviers
d’action comme l’instauration de « chartes de la parité » dans les
associations, les séminaires, les écoles professionnelles… et surtout de
veiller à leur application partout… « Quitte à se faire prendre de haut
par des hommes, y compris dans son propre syndicat. »

Les deux militantes, à travers les récits de leurs propres
activités, militantes et professionnelles, dressent un diagnostic clinique des
rapports sociaux entre les hommes et les femmes, dans leur milieu. Il s’agit
d’une exploration du réel de façon très crue, sans concessions, très lucide, y
compris dans les rapports entre les femmes.

Cette exploration n’épargne aucun domaine : tous les
stratagèmes de domination, déployés par les hommes dans leurs activités
individuelles et collectives, sont mis en visibilité, mis en débat, portés à la
conscience des intéressés. Les pratiques d’exercice du pouvoir par les hommes
et aussi par certaines femmes, le travail politique collectif au sein des
instances, le travail des « lobbys » etc. Je vois concrètement
comment ces femmes, pour agir, se débattent dans un monde saturé de normes et
de valeurs. Dans ces récits des savoirs circulent ; des savoirs
d’expérience me permettent de mieux comprendre comment fonctionne le système de
domination, de mise à l’écart des femmes, de mise en invisibilité de leur
travail, du traitement et de valorisation inégaux de ce travail…

Il est assez remarquable de constater que ces femmes
militantes ne se présentent pas en victimes du système, et des pratiques de
domination qu’elles mettent au jour, et qu’elles cherchent à combattre partout
où elles se manifestent. Elles se concentrent sur leur activité, leur action
militante de transformation souvent modestes et à petits pas, selon ce qu’elles
nous disent. Avec des doutes sur l’efficacité de cette action, sur ce qu’elles
réussissent à transformer réellement et durablement. Elles se situent dans des
temporalités de transformation sociale à la fois immédiates, ponctuelles,
progressives et durables à la fois. Elles visent à déboucher sur des actions
collectives prises en charge soit par des collectifs de femmes, soit par des
collectifs mixtes (même dominés par des hommes!).

Toutes ces dimensions de l’activité militante
« féministe » mettent en évidence la dimension
« politique » selon moi de l’activité professionnelle elle-même à
partir de la façon dont elle est conduite et réalisée au sein des collectifs de
travail mixtes.

Les récits des activités militantes de ces deux femmes nous
éclairent aussi sur la façon dont elles s’y prennent pour faire évoluer
« les pratiques politiques » touchant à l’exercice des pouvoirs par
les uns et par les autres et collectivement, au sein de ce milieu. Ce que je
perçois de leur objectif est de faire bouger le système, progressivement, en
fonction des forces qu’elles contribuent à mobiliser. Ce qu’il nous reste à
expliciter, à découvrir, selon moi, dans notre travail collectif d’analyse
critique de ces activités, à partir des récits, c’est comment ces
micro-activités des femmes contribuent à alimenter, voire à déclencher des
mouvements sociaux plus globaux, souvent informels, en dehors des mouvements
féministes organisés, institués, comme en dehors des mouvements syndicaux
organisés.

Pour y voir plus clair sur la façon dont les mouvements
féministes émergent, se développent et s’organisent  souvent de façon inanticipable, informels au
départ, il nous faut comprendre la dialectique énigmatique qui relie les
micro-activités et les actions politiques globales.
Pour moi, cette réflexion me renvoie à l’énigme du mouvement des gilets jaunes
que ni les partis politiques, ni les syndicats n’ont réussi à comprendre et à
voir venir. Cela rejoint pour moi de nombreuses expériences de recherche-action
que j’ai menées avec d’autres au sein du chantier travail de l’Institut de
recherche de la FSU avec des syndicalistes. A plusieurs reprises, dans
différents syndicats, nous avons mis en chantier des interviews d’enseignants
ou d’autres travailleurs et travailleuses. Les personnes se sont prêtées très
volontiers et très activement à ces récits d’activités dans les situations
singulières où elles exercent leur travail. Nous avons presque toujours butté
sur notre capacité collective avec les syndicalistes à procéder à une analyse
critique collective de ces récits d’activité. Pour moi, l’objectif de cette
analyse critique devait déboucher sur une intégration de la prise en compte du
travail et de l’activité dans et par l’activité syndicale.

 

Le groupe des cinq se jette à l’eau de l’analyse de
l’activité

 

Cette réunion par vidéo du groupe des cinq constitue une
première tentative d’analyse collective des deux interviews enregistrées,
écoutées et réfléchies par chaque membre du groupe.

Nous nous interrogeons d’abord sur les similitudes et les
différences, dans la façon d’interviewer, dans les réponses apportées. Il
apparaît très vite que chacun.e cherche à faire dire aux deux militantes à la
fois ce qu’elles ont perçu, ce que cela met en résonance dans leur propre
expérience militante, leur propre représentation du militantisme, les cadres
théoriques de leur propre réflexion…. Les échanges naviguent entre les
paroles précises prononcées et des références à des auteur.e.s féministes. L’un
des critères d’analyse qui émerge est la posture « politique » de
chaque militante, la façon dont chacune se positionne par rapport au
« système » social global, aux rapports sociaux globaux…. en fait
au néolibéralisme. Comment Catherine et Dominique se positionnent-elles dans la
lutte contre le système de domination, plutôt en accompagnement ou plutôt en
opposition frontale, plus ou moins radicale. Mais cela nous conduit à nous
écarter de ce qu’elles avaient compris l’une et l’autre de ce qu’on leur
demandait. A savoir, comment s’y prenaient-elles pour conduire leur action
militante personnelle dans leur environnement personnel de l’ESP et dans le
cadre de leur association. Elles ne se sont pas livrées à une analyse critique
globale du système de domination (seulement indirectement), ni à une analyse
critique du positionnement global de leur association. Elles sont restées très
proches de leur activité militante réelle, personnelle, à l’occasion de
circonstances précises, décrites dans leurs récits. Et vers la fin, elles se
sont interrogées de façon très émouvante pour moi, avec beaucoup de sincérité,
sur ce qu’elles avaient contribué à faire bouger. Par leur action et par celles
de leur association. Ce premier échange met pour moi en évidence la nécessité
de débattre sur ce qu’on met derrière le mot et le concept d’activité et sur ce
qu’on peut légitimement tirer comme savoirs et valeurs (savoirs-valeurs) de ces
récits d’activité. Est-ce que cela nous permettra de construire ensemble une
représentation plus ou moins partagée de l’activité de ces deux militantes et
de ce qu’on peut en induire par rapport à notre objet de recherche ?

 

La France n’est jamais autant elle-même que lorsqu’elle fait
peuple…

Je pense bien sûr aux révolutionnaires de 1789, aux
« sans-culottes » qui partent à l’assaut de la Bastille, ce symbole
du pouvoir royale que le peuple enverra à la guillotine…

Je pense aux étudiants et aux travailleurs, main dans la
main, au masculin et au féminin, qui partent à l’assaut d’un monde de normes et
de valeurs sociales et sociétales, qui sont devenues archaïques :
« l’imagination est alors au pouvoir » et ça laissera des traces
historiques.

Je pense aux « gilets jaunes », ce peuple
d’invisibles, femmes et hommes confondus, qui prend possession des ronds-points
pour les transformer en espaces démocratiques de libération et de prise de
pouvoir, contre un pouvoir central usurpé par une clique d’aristocrates autan
incompétents que méprisants, au service des actionnaires du CAC 40 et autres
« gafas »… La secousse sociale et politique de ce mouvement inédit,
authentiquement populaire, se fait toujours sentir…

Je pense bien évidemment à toutes ces populations, femmes en
tête et en première ligne, sorties elles aussi de l’invisibilité
professionnelle et politique, parties sans hésitation et sans autres munitions
que leur courage et leurs savoirs d’expériences, à la réparation des dégâts
causés par les pouvoirs politiques et économiques de ces dernières
décennies ; elles ont démontré par leur créativité individuelle et
collective, expériences quotidiennes à l’appui, ce qu’est « une politique
du soin » ; une politique qui reste maintenant à délibérer et à
instituer démocratiquement, pour affronter et surtout prévenir les périls à
venir.

Les actuels comme les futures détenteurs des pouvoirs de
toutes sortes, après ces secousses populaires et démocratiques, devront y
réfléchir à deux fois pour élaborer et concevoir leurs décisions
politiques : leur travail politique, et pas seulement les orientations
économiques, sociales, écologiques mises en œuvre jusqu’ici, est d’ores et déjà
frappé d’obsolescence.

Les organisations du travail, les méthodes de gestion et de
gouvernance des activités humaines sont à repenser à partir de nouveaux
critères, de nouvelles normes et valeurs, expérimentées dans la lutte contre la
pandémie. Gare à celles et ceux qui n’auraient rien compris à des mouvements ou
qui seraient frappés d’amnésie. Le monde d’après est déjà en gestation avancée.
Mais rien n’est irréversible, dans le mouvement de l’histoire.

Le week-end de l’ascension que nous passons à la maison et en
léger confinement (séances de gym et jogging dans le parc de la résidence et
tours à vélo dans la coulée verte) me porte vers des réflexions très
politiques. Ce matin, j’ai un SMS d’un ami d’ATEMIS dont j’ai suivi la
vidéo-conférence de mercredi dernier. « Merci Yves d’avoir ramené nos
affaires du lien travail et politique ». Je réponds : « Oui,
c’est vrai que c’est un fil que je cherche obstinément à tirer ». En fait,
cette conférence nous a permis de mettre en évidence et en débat, une
expérience de coopération entre les acteurs professionnels, sociaux et
politiques intervenant au sein du système scolaire d’un territoire : celui
de la commune de Gennevilliers. On a pu observer, expérimentalement et
concrètement, comment ce service public d’éducation, vu du terrain et du point
de vue de l’activité réelle des acteurs, ne tenait que grâce à l’ingéniosité et
la créativité collective d’une multitude de personnes au travail, de métiers,
de compétences en mouvement, qui fabriquent ensemble une politique de soins
éducatifs ». A travers les arbitrages réalisés en fonction de leurs
propres normes et valeurs, ce sont des choix qui ont une portée politique qui
se discutent, se pensent et se mettent en œuvre. La question de la démocratie
est donc centrale pour réaliser par exemple un service d’éducation exigeant, de
qualité et accessible à toutes et tous, sans distinction de classe sociale, de
genre, de race etc… Au final, tirer le fil de travail et démocratie, cela
peut changer en profondeur notre regard et notre engagement politique ou
syndical.

 

Tirer le fil de travail et démocratie : avec le
concours de l’ergologie ?

 

Cela aurait pu être une initiative de huit femmes
syndicalistes. Ce sont huit chercheuses en sciences sociales qui ont lancé la
bombe dans Le Monde  du dimanche 17 mai
2020, sous la forme d’une pétition.

Elle appellent à mettre le travail au centre de l’action
politique, à démocratiser l’entreprise pour dépolluer la planète. Leur façon de
placer le travail comme pivot pour (re)construire le monde d’après la crise est
très simple. Leur raisonnement s’articule autour de trois postulats
indiscutables :

 

1/ « Les humains au travail ne peuvent être réduits à
des ressources ». La crise en effet a mis en avant et en visibilité celles
et ceux qui, par leur intelligence, leur créativité et leur engagement
courageux, ont investi toutes leurs compétences et leurs savoir-faire dans une
activité individuelle et collective, cruciale pour la survie de toutes et tous.
Et cela en dépit des politiques passées et présentes, des modes de gestion et
d’organisation du travail, dans les services et les entreprises, qui n’ont
cessé d’appauvrir les moyens et le temps disponible pour bien faire leur
travail. Il est temps de reconnaître et de tirer toutes les conséquences sur le
plan matériel, organisationnel et symbolique que c’est bien cette activité des
humains au travail qui en toutes circonstances font tenir les sociétés et font
histoire.

Comme le dit la pétition « il faudra bien sûr aplatir la
courbe des rémunérations et démarrer moins bas ». Mais il faudra aussi
« émanciper les investisseurs en travail en leur accordant la citoyenneté
dans l’entreprise ». Voila un premier postulat pas tout à fait banal dans
les milieux politiques par les temps qui courent.

 

2/ « Le travail lui-même ne peut être réduit à une marchandise ».
Là encore la crise a révélé cette part irréductible de soin (de
« care ») contenu dans tout travail humain. Qu’il s’agisse de soin
porté aux autres personnes (comme dans le travail des personnels soignants ou
le travail domestique), du soin porté à la société, ou du soin porté à la
planète. Dans une vision anthropologique du travail, celui-ci apparaît comme
une action adressée à soi et aux autres en même temps. C’est « l’usage
d’un corps soi par soi et par les autres » comme le résume l’ergologie.
Cette représentation du travail humain permet d’en révéler ses dimensions
politiques, sociales et écologiques, comme le montre le texte de la pétition.

Cette démarchandisation du travail constitue donc bien un axe
stratégique, permettant « d’assurer à chacun l’accès à un travail qui lui
permette d’assurer sa dignité ».

Dans cette perspective, on voit bien que la « garantie
d’emploi pour tous » n’est pas une fin en soi mais un moyen de considérer
« le droit au travail » comme un droit humain fondamental, et d’en
tirer toutes les conséquences du point de vue de la citoyenneté, de la gestion
ou de l’organisation du travail. Ainsi déployé, ce deuxième postulat sur
l’activité de travail a une portée politique révolutionnaire.

 

3/ « Ceux qui investissent leur travail dans
l’entreprise, leur santé, en bref leur vie, doivent aussi pouvoir
collectivement valider (ses)décisions » (de l’entreprise dans sa
globalité). La crise a révélé pourquoi le mécanisme du marché, lié à la logique
de la rentabilité et à la marchandisation du travail, nous ont conduit à des
catastrophes sanitaires, sociales et écologiques. C’est donc bien la
contamination du travail et de toute l’activité humaine par le néolibéralisme
et son confinement dans la « gouvernance par les nombres qu’il s’agit de
renverser à partir d’une autre vision du travail humain. C’est bien en effet à
partir du travail réel, à partir du point de vue du travail, et non pas de
celui des actionnaires, dans le cadre d’une démocratisation de l’entreprise,
qu’il sera possible de replacer les décisions stratégiques de ces mêmes
entreprises, dans une perspective de réponse aux besoins sociaux et
environnementaux.

Là encore, si on tire toutes les conséquences de ce troisième
postulat, on pourra en mesurer sa portée révolutionnaire. Pour conclure et
aller au delà de ce que propose la pétition, je pense que ces propositions
audacieuses impliquent de repenser sans doute de façon non moins audacieuse,
notre conception encore dominante de notre travail politique et de notre travail
syndical. En commençant par notre représentation du travail humain, de
l’activité humaine. Et là, je sais par expérience, partagée par d’autres
syndicalistes, que l’ergologie peut nous être d’un grand secours.

 

Comment la pandémie transforme  mon regard sur le travail humain

 

Beaucoup d’observateurs et de travailleur.euse.s voient la
lutte des humains contre la pandémie comme un révélateur de la réalité crue de
notre monde.

Pour ma part, mon activité se transforme à mon insu, à partir
de mon propre observatoire de confiné. Cela me permet d’aiguiser mon regard sur
le réel du travail de mes semblables.

Pendant cette drôle de période que l’humanité tout entière
est en train de traverser, les hommes et les femmes s’activent comme jamais,
dans une solidarité sans doute un peu forcée mais vraiment étonnante. Une
comédie humaine totalement inédite est en train de s’écrire à l’échelle de la
planète, comme à l’échelle de chaque petit territoire. Mon territoire à moi
c’est un appartement situé au septième étage, dans un immeuble construit par
des Castors, parmi six autres blocs, au milieu d’un parc verdoyant planté
d’arbres, de fleurs, de gazon, où les gens de la résidence, et même des
environs proches, se rencontrent, promènent leur chien et leurs enfants et
échangent entre eux, sur leur vie, la pandémie, la politique… Je suis très
impressionné par la façon dont les résidents se sont collectivement organisés
pour construire un usage du parc tout à fait accueillant et conforme aux règles
de prévention. Bien sûr, pendant ce confinement je poursuis mes activités
entamées avant, sous d’autres formes, avec les mêmes partenaires. Ces activités
d’échanges par vidéo ou téléphone, de lectures et autres modalités ont gagné en
intensité comme en réflexivité. Ce qui me procure finalement un très grand
plaisir, un sentiment de plus grande plénitude du temps et de l’espace que
j’occupe. C’est d’ailleurs le besoin de développer une réflexivité  accrue sur mes activités qui me pousse à
écrire ce petit journal de confinement. Une façon de faire exister cette
activité, d’en laisser des traces, mais aussi une façon de la savourer, de la
dompter, de l’enfermer dans des mots, des écrits pour qu’elle ne s’envole pas,
qu’elle ne disparaisse pas de ma mémoire.

En m’observant moi-même, comme en observant mes semblables
proches ou éloignés, à partir de leurs propos, de leurs récits qu’ils ou elles
veulent bien m’offrir, je fais de nouvelles découvertes. Ou bien mes intuitions
ou découvertes précédentes se trouvent ou non confirmées, ou modifiées.
Évidemment, l’ergologie, avec les travaux d’ Yves Schwartz , que j’ai beaucoup
travaillés et expérimentés, constituent un outil précieux pour m’aider à
comprendre et à guider mes propres recherches, sur mon activité et celle de mes
semblables.

La centralité de l’activité dans ma propre vie devient une
évidence incontestable : activité sportive, activité domestique, activité
d’écriture, d’échanges avec d’autres, écoute d’émissions télévisées, lectures
diverses… En tant que retraité inséré dans des cercles divers :
familiaux, amicaux, associatifs… La qualité de ma vie comme de ma santé, est
indissociable de la qualité de mon engagement dans toutes ces activités
bénévoles que je choisis personnellement, mais toujours en relation avec
d’autres. Cette symbiose entre mes activités et ma vie, je l’éprouve et la
ressens par tout mon corps, à travers toutes sortes d’émotions ou de réflexions
inattendues, agréables ou moins agréables… Développer de nouvelles activités,
poursuivre en les transformant des activités en cours, coordonner ces activités
avec ma conjointe, les gens de ma famille, de nos cercles d’échanges divers…
les intensifier quand les circonstances s’y prêtent… C’est pour moi un
bonheur très simple et relativement facile à saisir, en mettant à profit la
situation de confinement et les rencontres improbables qui ne manquent jamais
de se produire. C’est aussi à travers toutes ces activités innombrables que je
découvre la réalité du monde, tout en participant à sa transformation
perpétuelle, à son histoire, à ses accélérations lors de mouvements sociaux de
grande ampleur, surtout les plus inattendus, les plus improbables : les
gilets jaunes, la lutte contre la pandémie, par exemple. Par rapport à mon
engagement syndical ou politique, il s’agit pour moi d’une autre façon,
singulière, de militer.

Mon investissement dans des activités collectives est
toujours accompagné par l’angoisse de ne pas réussir à bien faire, de ne pas
être à la hauteur de mes propres envies, comme des attentes de ceux et celles
avec qui je partage ces activités. Mais l’angoisse ne peut s’éteindre qu’en se
lançant dans l’activité, en prenant des risques, en expérimentant et en
corrigeant les trajectoires d’action si nécessaire et si possible.

En regardant ma propre activité, j’essaie d’aiguiser mon
propre regard. En écoutant les autres, en échangeant avec eux sur nos activités
communes, je perçois mieux encore, plus concrètement, cette centralité du
travail dans la vie des êtres humains. Et la pandémie m’a vraiment aidé à
comprendre, à partir de cette réflexion sur ma propre activité, la puissance
créative qui se déploie dans toute activité de travail, en fonction bien sûr
des situations qui la permettent et la stimulent, en fonction de la perception
que les personnes intéressées ont de leur utilité sociale, du regard porté par
les autres sur cette utilité vitale.

De ce point de vue, les personnels soignants (toutes
activités et tous métiers confondus et au même niveau) nous font une
démonstration vivante, éclatante, de leur capacité à réinventer leur travail,
individuellement et collectivement. Car c’est vital pour eux et elles et pour
les autres, les patients, les collègues, la société… Mes propres enquêtes
auprès  des personnels impliqués dans
l’éducation des enfants (les enseignants bien sûr mais pas que) aboutissant à
la même démonstration lorsqu’il leur est demandé de réaliser « la
continuité pédagogique ». Ils et elles font ce qu’ils et elles savent
faire et apprennent à faire en faisant.

Dans ces deux secteurs très impliqués dans le travail de soin
adressé aux autres, les travailleurs et travailleuses nous montrent aussi
comment les savoirs sont produits et circulent dans la réalisation de
l’activité. Dans la pandémie, ce ne sont pas les savoirs, scientifiques,
conceptualisés, mais bien les savoirs d’expérience portés par tous les métiers
et mis en circulation et en coopération au sein des équipes médicales.

J’observe la même chose au sein de plusieurs équipes
enseignantes de collèges et de lycées techniques par exemple, avec qui je suis
en contact. C’est à partir de la confrontation des savoirs d’expérience que les
équipes font du collectif et construisent un autre système d’éducation.

Les gens du peuple, du fond de leur confinement, découvrent
ainsi avec étonnement que le travail le plus déterminant pour la qualité de
notre vie et parfois de notre survie, est souvent le travail le moins
considéré, le moins valorisé, effectué par des personnes très exposées au
virus. La hiérarchie des emplois, la hiérarchie des valeurs reconnues aux
différentes activités sont d’abord des constructions sociale dont il faut
vraiment interroger les critères, les normes et les valeurs qui contribuent à
les établir ! C’est d’ailleurs cette prise de conscience collective, dans
la lutte  contre la pandémie, qui met les
politiques, les pouvoirs établis dans un inconfort gigantesque. Car leurs
savoirs de référence, leurs normes et leurs valeurs apparaissent complètement
obsolètes et à côté du réel du travail réalisé.

 

Quel avenir pour les Ateliers Travail et
Démocratie ?

 

Pour moi, la plus grande révélation de cette période et de la
lutte contre la pandémie, c’est la capacité de mise en mouvement des peuples,
l’engagement des gens dans des activités renouvelées dans leurs formes et leurs
objectifs, leur aptitude à affronter courageusement, intelligemment une
situation inanticipable et périlleuse. Dans ces derniers jours de juin, nous
commençons à mesurer dans nos entourages respectifs les résultats de ce travail
collectif mené au plus près des lieux de vie et de travail. Cette accumulation
et cette coordination des activités les plus micro-sociales sont révélatrices
des capacités de chaque personne, chaque citoyen, chaque travailleur, à
continuer à faire société, à apprendre des nouvelles situations sanitaires,
sociales, politiques… pour agir et transformer leur environnement pour le
rendre plus vivable humainement parlant, pour eux et elles-mêmes et les autres.
Les gens savent utiliser avec pertinence leurs propres ressources disponibles,
celles mises à disposition dans leur travail ou leur milieu de vie, prendre des
initiatives qui dépassent et anticipent les décisions politiques de leurs
dirigeants. Ces dirigeants, détenteurs de pouvoirs à tous les niveaux se
montrent au mieux en phase avec ces initiatives lorsqu’ils sont à
l’écoute ; mais le plus souvent en déphasage, lorsqu’ils ou elles
n’entravent pas l’action et les initiatives des citoyens et travailleurs à
faire vivre au mieux leurs territoires respectifs. Ce qui me semble faire le
plus défaut, c’est la capacité à coordonner, à orienter, à anticiper pour
donner une direction, un sens à toutes les activités déployées en adhérence
avec le réel des situations à transformer ce travail politique de mise en
symbiose d’activités nécessairement disparates, est pour moi l’objet principal
d’un fonctionnement démocratique de la société, à tous les niveaux
d’organisation collective. La passion démocratique, collective, que je constate
autour de moi est partout en attente pour être prise en compte, écoutée et transformée
en orientations politiques de la part des institutions politiques compétentes.
Le courant politique qui relie les êtres humains entre eux sur l’ensemble de la
planète, comme au niveau de chaque territoire, devrait circuler d’abord du bas
vers le haut, des lieux, des gens et des activités les plus en adhérence avec
les situations réelles, vers les instances délibératives les plus en
dés-adhérence avec le réel de la vie des gens. Ce que je cherche dans mon
activité et mon engagement dans les « Ateliers Travail et
Démocratie » c’est cette invention d’un travail démocratique en prise avec
l’activité réelle des citoyens, en premier lieu avec leur activité de travail.
Et je me rends bien compte que c’est déjà bien compliqué au sein de notre
propre collectif : ATD. Mais on avance dans ce sens.

 

Qu’est-ce que ces mois de confinement changer pour moi
du point de vue de ma recherche au sein du chantier « Femmes Savoirs
Pouvoirs » (FSP) ?

 

Notre chantier FSP prépare une contribution pour le prochain
numéro de Regards Croisés : la revue de l’Institut de recherche de la FSU.
Nous sommes fin mai, au début du déconfinement. En tant qu’homme, je
m’interroge sur ma légitimité à contribuer à des travaux de recherche visant à
transformer les rapports patriarcaux, les rapports de domination des hommes sur
les femmes. Bien sûr un monde d’égalité entre hommes et femmes ne peut se
construire qu’avec un engagement des hommes comme des femmes ! Ma
participation active, à la fois d’écoute et d’intervention, les travaux d’enquêtes,
les lectures abondantes… sont d’abord très inconfortables. Certes, je me sens
porteur formellement des valeurs d’une société démocratique où tous les
citoyens sont libres et égaux : hommes et femmes dans toutes leurs
activités. Mais dans mon comportement réel, dans une société encore marquée par
toutes sortes d’inégalités et de hiérarchies, de violences physiques ou
psychologiques, je ne suis pas absolument certain de ne pas contribuer d’une
façon ou d’une autre, même inconsciemment à la perpétuation de formes de
domination sur les femmes. Et y compris dans les milieux où je déploie mes
propres activités à côté de femmes et d’autres hommes. Sans parler de la sphère
domestique et de mes rapports au sein de la sphère familiale. Ce qui est sûr,
c’est que ma participation au chantier ne me laisse pas indemne. Ma vigilance à
l’égard de mes gestes, interventions, réflexions, se trouve aiguisée ;
comme ma réflexivité sur ce que je vis, notamment dans la période de pandémie
que nous traversons. Dans ma participation active aux travaux du chantier, mes
expériences de vie, et l’ergologie, me servent de boussole et de ressources.
J’appréhende les êtres humains, femmes et hommes, comme des êtres d’activité
qui sont d’abord ce qu’ils et elles font de leur vie, en lien avec la vie des
autres. C’est dans l’activité (de travail et autres) que se manifestent et se
réalisent concrètement la liberté et l’égalité entre les êtres humains, et
c’est bien là aussi qu’il nous faut attraper les innombrables traces des
rapports de domination, des résistances et des actions pour en sortir.
L’esclave ne peut se réaliser dans son travail comme un être humain, ni dans sa
dignité, ni dans sa liberté créative de « savoirs-valeurs », ni dans
son égalité (au sens anthropologique du terme) avec les autres êtres humains,
hommes et femmes, toutes conditions confondues ; mais cela ne l’empêche
pas de se révolter et d’agir, jusqu’au cœur de son activité singulière, pour se
libérer de sa condition d’opprimé.

Pour moi, l’activité collective de ce chantier participe de
la construction d’un nouvel humanisme, encore à faire émerger, à inventer, où
les femmes et les hommes seront mis à égalité, dans un monde sans opprimés ni
oppresseurs, dans les rapports de travail ou d’autres activités, dans la façon dont
le travail et l’activité seront considérés et reconnus…

A partir des premières enquêtes que nous menons, des
situations réelles de travail que j’observe et analyse dans cette période et
situation inédites de lutte contre la pandémie, je suis encore plus convaincu
que ce nouvel humanisme évoqué plus haut, n’est pas une utopie, mais plutôt une
« utopie réaliste ».

Déjà au sein de notre chantier, au sein de l’Institut et des
différents collectifs d’action et de réflexion où je participe activement,
pendant cette période de confinement, je perçois que nous sommes les unes et
les autres beaucoup plus sensibles à nos rapports réciproques, d’écoute et
autres. Même dans nos échanges par vidéo-conférences, par mèls ou téléphone,
nous veillons à constituer des collectifs de travail mixtes, à respecter la
parité dans nos références. Et les dérapages, il y en a bien sûr, sont tout de
suite montrés du doigt. Dans certaines limites d’ailleurs qui m’ont surpris.
Nous avons eu un débat au sein du chantier à propos de la sortie de deux
numéros de la lettre électronique de l’Institut où des « entorses » à
la parité hommes-femmes étaient patentes et ont été relevées promptement par
nos collègues femmes. J’ai senti que la forme collective de notre réaction,
discutée entre nous, a été conditionnée et limitée par la capacité, suppose de
nos interlocuteurs hommes à pouvoir entendre et accepter notre message. Cela
m’a surpris ; je me suis incliné devant la majorité. Mais j’ai ressenti de
façon très personnelle, que cela disait des choses, de mon point de vue, sur le
fonctionnement démocratique au sein de notre Institut et sur les rapports
hiérarchiques qui s’exercent de fait, inconsciemment, en interne. Mais cette
question délicate à poser dans nos débats est encore trop difficile à faire
émerger de nos inconscients collectifs.

Je peux observer, dans les milieux de la santé, de
l’enseignement en particulier, que le travail des femmes est soudain mieux
reconnu socialement, de plusieurs points de vue, et pour de multiples raisons.
La pandémie sert de révélateur des transformations en cours. Ces secteurs de la
santé et de l’éducation, avec le commerce, le nettoyage, l’aide aux
personnes… montent en première ligne contre la pandémie. Les personnes
concernées prennent le maximum de risques du point de vue de leur santé. Le
travail est complètement réorganisé, d’après les témoignages reçus, non pas à
partir de directives venant d’en haut mais inspirées par des critères
d’économie de moyens. Les rapports hiérarchiques sont bousculés. Les personnels,
tous métiers confondus et sans distinction de genre reprennent collectivement
la main sur leur travail à partir de la situation sur le terrain, des
ressources matérielles et en compétences disponibles. C’est un choix collectif
imposé par la situation sans précédent, et par la volonté collective de bien
faire le travail. La question de la production, de la mobilisation et du
partage des savoirs devient déterminant pour réaliser concrètement l’activité.
Pour avancer collectivement dans un terrain inconnu, inexploré, sans référence
explicite à des expériences précédentes, toutes les compétences sont mises en
symbiose. Les savoirs d’expérience se révèlent être les plus déterminants dans
les activités réelles pour mettre en place les façons de soigner, les modalités
de traitement, les gestes les plus pertinents, les organisations les plus
efficaces et les moins dangereuses face à la pandémie. Tous ces éléments qui
constituent le cœur de l’activité des personnes au travail face à la pandémie,
contribuent à bouleverser les rapports sociaux au sein des collectifs, et plus
particulièrement  les rapports entre les
femmes et les hommes. Bien sûr il faudrait des enquêtes bien plus approfondies
pour comprendre ces transformations à l’œuvre. Et il faudra mener d’autres
enquêtes pour mesurer et comprendre les transformations durables qui en
résulteront à la sortie de la pandémie.

Les premières semaines de déconfinement progressif font
clairement apparaître la transformation des comportements et des rapports
sociaux dans la façon de reprendre la main sur la vie des territoires. Là
encore, ce ne sont pas les directives politiques venant d’en haut qui sont
déterminantes pour éradiquer la pandémie et reconstruire la vie ; partout
où elle s’est mise en sommeil, l’engagement des gens dans les activités plus ou
moins profondément renouvelées constitue le facteur décisif dans la reprise du
travail en société. La question qui est posée à toutes les organisations
productives de biens et services, c’est d’abord de comprendre ce qui nous
arrive dans nos vies et dans les activités qui se sont transformées, pour en
tirer les enseignements dans la construction de la suite. Là encore nous nous
engageons collectivement en terres inconnues. C’est flagrant pour les secteurs
qui se retrouvent en première ligne : la santé, l’éducation, ces secteurs
directement liés à la vie, aux soins apportés aux personnes. C’est aussi
crucial pour les secteurs d’activité arrêtés partiellement ou totalement. Là
c’est le soin apporté aux travailleurs et à leur travail qui devient crucial.
Il s’agit bien sûr de les protéger contre tout risque de contamination, dans la
mesure où le virus continue à circuler. Et au delà, la capacité à prendre des
initiatives, individuellement et collectivement, la capacité d’auto-organisation,
pour ne pas parler d’autogestion,
devraient être au centre de la ré-invention,de nouvelles façons de
travailler et de s’épanouir au travail !

Dans cette ré-invention, les rapports entre les hommes et les
femmes dans l’activité constituent un enjeu social important. Et au delà j’y
vois un double jeu : la démocratie et la lutte des classes !
Pourquoi ? Dans la (re)construction du monde d’après, des contradictions
nouvelles (ou anciennes) se font jour. Les organisations du travail qui se sont
mises en place dans l’urgence, sont à nouveau retravaillées, avec la diversité
des acteurs et actrices, des métiers, des sexes… De nouvelles controverses
émergent, l’activité avec ses débats de normes et de valeurs est toujours là,
en lien avec la vie réelle. La lutte des classes n’a pas disparu, et la lutte
contre les dominations, oppressions, violences… perdure sous d’autres formes.
Ces luttes se déploient au cœur de l’activité des un.e.s et des autres. Des
forces sont bien sûr intéressées à les étouffer de multiples façons ;
d’autres au contraire ont vocation à les déployer (les syndicats et autres
collectifs de lutte). La question c’est bien comment le point de vue du
travail, de l’activité réelle de toutes et tous, y compris des plus précaires
et des plus invisibles, vont pouvoir s’organiser, se déployer, s’exprimer, être
porté dans le débat public dans des courants partant du bas, du terrain vers le
haut, vers les pouvoirs constitués. Et c’est bien une question de démocratie au
sein de la société tout entière, des organisations productives, des services,
des organisations syndicales et politiques qui se trouve posée à partir d’un
regard attentif et bienveillant sur l’activité réelle des personnes au travail
ou ailleurs !

 

Saison IV : l’activité en déconfinement

 

Le déconfinement dans la tête d’abord

 

Ce mardi 19 mai, nous sommes officiellement en
déconfinement progressif depuis hier. Pour moi et ma compagne, cela ne change
rien. Nous continuons à descendre dan le parc de la résidence pour marcher et
faire une heure de gymnastique sur le gazon, sous les arbres en fleurs et
verdoyants. Les pigeons effectuent leurs rituels d’accouplement. Nous faisons
les courses indispensables dans un périmètre restraint. Mais nous n’avons plus
besoin d’imprimé bien rempli avec le motif de notre sortie. Nous portons des
masques pour aller dans les magasins. Je peux faire réparer la branche de mes
lunettes que j’ai cassée. Je continue de participer à des réunions par vidéo.
La réunion du petit groupe des cinq (4 femmes et moi) du chantier FSM a eu lieu
en présentiel dans le jardin de Anne à Villebon. Je l’ai suivi par téléphone.
Nous avons eu un échange sur les deux interviews effectuées et enregistrées de
Catherine et Dominique: deux militantes d’association Femmes et Math et Femmes
et Physique. Echange intéressant, mais en butte de façon non explicite sur ce
que recouvre l’activité humaine, dans toute sa réalité concrète et ce que l’on
met les unes et les autres sous les concepts ergologiques de débats de normes
et de valeurs, de processus de renormalisation des normes antécédentes, de
l’usage du corps soi par soi et par les autres, etc. Tout cela constitue selon
moi un obstacle invisible à l’élucidation de critères d’analyse, d’écoute des
récits d’activité de ces femmes. Et au-delà c’est la question de ce que l’on
cherche réellement au sein de notre petit groupe. Il nous faudra beaucoup
travailler ensemble pour avancer et construire quelques « entités
pertinentes, relativement partagées entre nous », encore un concept ergologique !

 

Un déconfinement progressivement planifié dans nos têtes

 

Ce19 mai, en fin de journée, nous recevons un
coup de téléphone de nos amis italiens de Salerne, Wanda et Nicolas. Depuis des
années, nous passons les vacances d’été en leur compagnie dans leur villa de
bord de mer située près du célèbre site de Paestum. Trois temples grecs bien
conservés, les restes d’une ville antique (Poseidonia) et un musée
archéologique contenant des pierres tombales peintes par des artistes lucaniens
de l’antiquité… Tous ces vestiges témoignent d’une civilisation extrêmement
développée et créative. La « tombe du plongeur » fait partie de
l’ensemble. Wanda et Nicolas possèdent aussi une résidence familiale dans le
village de Filiano en Basilicata près du célèbre château « suave » de
Frédéric II, le château de Lagopesole. Cette résidence nous a servi de point de
départ pour visiter avec nos amis une grande partie de la Basilicate
(ex-Leucanie) et une partie de la Pouille.

Notre rencontre avec toute la famille Pace, a été une
occasion extraordinaire de comprendre la culture (au sens très large) de cette
Italie du sud, autrefois dominée par l’Italie du nord et bloquée par celle-ci
dans son développement après l’unité italienne réalisée à la suite de l’épopée
garibaldienne, dans la deuxième moitié du 19ème siècle.

La question du développement de l’Italie du sud reste encore
aujourd’hui cruciale dans le débat politique italien.

J’ai interprété cet échange téléphonique du 19 mai avec nos
amis de Salerne comme une invitation indirecte à venir encore cette année
passer nos vacances à Paestum. Nous avons discuté avec ma compagne et une de
mes filles qui avait prévu de venir avec son fils. A partir d’avis différents
au départ, nous avons décidé de renoncer, dans l’impossibilité où nous étions
d’anticiper la situation réelle où nous nous retrouverions en juillet. Ce qui
transforme le plus radicalement notre activité en profondeur, c’est ce que nous
agissons, que nous sommes obligés de nous projeter dans un environnement
inanticipable, avec beaucoup d’inconnues. Les situations réelles où nous
évoluons se transforment en permanence ; les savoirs disponibles sur ce
qui nous arrive : ce sont à la fois des savoirs scientifiques en cours
d’élaboration permanente, des savoirs d’expérience. Nous en discutons dans nos
échanges quotidiens, en tentant de nous les approprier. Dans ces conditions,
les débats de normes et de valeurs qui nous agitent dans nos prises de
décisions, dans nos choix, pour orienter et réaliser nos activités individuelles
et collectives sont d’une grande intensité et en perpétuel renouvellement. La
prise de risque est en conflit avec les valeurs de prévention de la santé, de
protection de nos vies et celles des autres. Et notre envie d’activité, notre
besoin d’agir pour transformer notre environnement, d’imposer nos propres
normes et valeurs, sont toujours bien là. En même temps que nous décidons de
renoncer à nos vacances italiennes pour juillet et août, nous élaborons
progressivement des alternatives. Là encore, nos savoirs d’expérience
constituent une ressource décisive.

Pour les deux premières semaines de juillet, nous louons un
gîte situé dans une ancienne ferme, près de Bergue, devenue célèbre grâce au
film « Bienvenue chez les Chtis ». Nous sommes en terrain connu. Nous
y sommes allés à plusieurs reprises avec certains de nos petits enfants. Ma
conjointe était très fière de leur faire découvrir sa région natale :
Dunkerque et ses environs. En juillet, nous partagerons le gîte avec la famille
d’une autre de nos filles.

Pour la période de septembre-octobre, nous commençons à
construire un autre projet : une cure dans un hôtel situé dans l’île
d’Ischia, au nord du golfe de Naples. Là encore, nous y sommes déjà allés à
plusieurs reprises, avec nos amis de Salerne. Nous prévoyons de compléter ce
séjour à Ischia par une nouvelle visite de quelques jours à Naples et un séjour
à Paestum où nous pourrions retrouver nos amis.

 

Le déconfinement travaille nos têtes, mais aussi nos
corps, en temps réel

 

Pendant ce week-end de Pentecôte, avec ma compagne,
nous retrouvons notre cher parc de Sceaux, enfin rouvert. Marche, jogging,
gymnastique… Nous goûtons le plaisir d’un déconfinement élargi de nos corps
physiques, psychologiques, sensibles… Je suis d’ailleurs curieux d’observer comment
la population déconfinée va se réapproprier collectivement le parc.

 

Ces deux matinées du 30 et 31 mai, sont très ensoleillées,
avec un petit vent frais, bien agréable. Je suis en short et maillot de sport
léger. Les gens, nombreux, sont surtout venus comme nous pour pratiquer des
activités sportives : marche, course à pied, gymnastique au sol sur
l’herbe, quelques vélos…

Quelques groupes de cinq à six personnes sont assis dans
l’herbe, de très rares hommes sont torse nu et des femmes en maillot de bain…
Une petite moitié porte un masque. Ça n’est pas mon cas. Tout le monde respecte
les « gestes barrières » dont la mise distance quand on se croise…
Finalement, cette population qui semble habituée à la fréquentation du parc,
s’approprie ce dernier collectivement de
façon très appropriée à la situation, en occupant très opportunément les
différents espaces disponibles. La densité faible de la population présente le
permet.

Pour moi, c’est la confirmation que ce qui a été décisif dans
la gestion de la lutte contre la pandémie, c’est l’intelligence collective
déployée dans l’organisation et la réalisation des activités humaines,
professionnelles, de loisir, culturelles, domestiques… L’usage de soi par soi
par chacun.e, l’usage de soi par les autres… en fonction des possibilités
réelles de choix, en fonction des ressources disponibles  et mobilisables… C’est d’ailleurs en cela
que la pandémie, y compris pendant  la
période de déconfinement, continue à révéler au grand jour les inégalités
énormes, inacceptables qui servent de sous-bassement au fonctionnement réel de
nos sociétés capitalistes, minées par les politiques publiques néolibérales,
avec des différences considérables, d’un pays à l’autre. Pour moi, c’est à
partir d’une exploration collective et politique du réel des activités humaines
dans leur diversité, qu’il nous faut construire très concrètement les
alternatives, avec les gens ordinaires, citoyens, professionnels, retraités…
Les grandes déclarations politiques surplombantes, produites principalement par
des hommes, politiques, experts, intellectuels… Elles font précisément
l’impasse sur le travail politique, l’activité politique concrète, à déployer
pour aller explorer le réel avec les gens concernés et construire avec eux et
elles les alternatives qui donneront forme et réalité au monde d’après.

 

Le délicieux moment du réveil

 

Ce matin, comme chaque matin, les premières lueurs de ma
conscience pointent dans mon cerveau à peu près en même temps que les premières
lueurs du jour. Elles nous révèlent ce travail en profondeur réalisé pendant le
sommeil profond de la nuit. A l’abri des situations éphémères, des savoirs
captés pendant la journée, un retravail de tout ce qui a été emmagasiné le jour
précédent et les autres jours, s’effectue dans tout notre corps d’être humain.
Des connexions énigmatiques se font et se défont pour produire on ne sait quoi
d’étrange, d’incohérent, dans les couches géologiques de notre corps débranché
de la vie trépidante, superficielle. En sortant progressivement de
l’engourdissement du sommeil, en auscultant les divers membres de mon corps
toujours vivant, mais d’une autre façon, je savoure les traces agréables de
toute cette activité, qui vont enchanter le jour qui vient. Je sens monter des
envies plaisantes d’en découdre à nouveau avec mes ami.e.s, de reprendre
autrement les controverses laissées en suspens… Des façons de voir nouvelles
ont émergé… Des sensations et des émotions renouvelées se croisent avec la
lumière du jour qui envahit la chambre. C’est comme cela que je déguste les
saveurs de la vie qui me sont données : à travers ma capacité à me
renouveler en permanence, dans la continuité de mon être. C’est aussi cela
l’activité : l’usage de soi par soi, l’usage de soi par les autres, l’usage
que je fais des autres…

 

28 mai : première réunion de
déconfinement d’ATD : Un nouveau départ pour notre activité politique
collective ?

 

J’ai ressenti au cours de cette réunion une tension inquiète
et constructive pour l’avenir d’ATD.

Les un.e.s et les autres, nous avons pu nous dire beaucoup de
choses importantes à partir d’une volonté partagée de poursuivre en inventant
quelque chose d’original, à la hauteur de ce qui nous arrive, de cette période
extraordinaire que traverse l’humanité ; à la hauteur de ce monde
réhumanisé, vivable pour toutes et tous que nous voulons construire et
partager ; en déroulant ce fil encore énigmatique, étrange, qui relie le
travail (et l’activité humaine) et la démocratie.

Une perspective de longue haleine, compliquée, déjà en construction,
passionnante, où l’ensemble de l’humanité s’est engagée sur tous les
territoires recouvrant l’ensemble de la planète. Une question de survie !

 

Des hiérarchies bien arbitraires à réinterroger

Une docteure d’un grand hôpital est interrogée à la télévision. Elle dresse
un tableau de la situation sanitaire du pays, à partir de son expérience. Elle
montre concrètement comment dans cette « aventure humaine
extraordinaire » qu’elle a vécu avec tous ses collègues, sans distinction
hiérarchique de compétences ou de savoirs, ils et elles ont appris très vite à
chambouler très humblement leur façon de travailler ensemble, soignants, administratifs
et autres personnels. Dans ce travail collectif, chaque maillon est déterminant
pour comprendre, diagnostiquer et faire face efficacement aux situations
inédites, improbables, perpétuellement changeantes… Les savoirs, savoirs
scientifiques, savoirs d’expériences, s’accumulent et circulent à une vitesse
incroyable. Chaque citoyen, chaque collectif de professionnels, y ont accès par
des canaux divers, y compris les échanges informels, les médias… Chacun.e
s’en nourrit à sa façon pour régler sa propre conduite, sa propre activité.

Nous vivons vraiment une expérience humaine extraordinaire qui nous
transforme à vue d’œil…

Pour ma part, depuis mon modeste observatoire de confiné, je me délecte en
transformant ma propre activité, en aiguisant mon regard sur ce qui se passe
dans mon propre corps, chez mes proches, dans divers cercles d’échange, de
réflexion, d’action… C’est ma façon à moi, modestement, d’apporter une pierre
à cette aventure qui touche toute l’humanité et la planète. Cette pandémie est
vraiment un révélateur de la réalité toute crue de la façon dont notre monde
fonctionne et se transforme.

En premier lieu, c’est ma propre activité, ce que je ressens et fais, que je
scrute avec un regard plus aiguisé. Ce besoin de réflexivité accrue sur ce qui
m’arrive me pousse à tenir « mon petit journal de confinement ». Une
façon pour moi de faire exister cette activité personnelle, d’en laisser des
traces, de la savonner, de la dompter en l’enfermant dans des mots, des écrits,
pour qu’elle ne disparaisse pas et qu’elle reste intacte dans ma mémoire. Ce
confinement forcé, devient ainsi un moments de plaisirs variés, d’intenses
activités nouvelles ou renouvelées. Conversations informelles distanciées bien
sûr, au hasard des rencontres, échanges vidéo et téléphoniques, lectures,
émissions télévisées… Tout cela entre en résonance avec mes expériences
passées, les renouvelle et me conduit à de nouvelles intuitions, nouvelles
découvertes… Dans ce mouvement d’introspection de mon activité, l’ergologie
et les travaux de Yves Schwartz  et d’autres ami.e.s
« ergosensibles » me sont d’une grande utilité. C’est un outil
précieux, incomparable pour aiguiser mon regard, comprendre et guider mes
interrogations, mes recherches. Et croiser ainsi le regard des autres, l’activité
de mes semblables.

La centralité de l’activité dans ma propre vie de retraité devient une
évidence incontestable, en lien avec ma santé. C’est bien par mon activité que
j’existe et que je m’insère dans des collectifs divers d’action et de réflexions,
familiaux, amicaux, associatifs, militants… C’est à travers ces innombrables
rencontres actives que je découvre la réalité du monde, que je participe à sa
transformation, à son histoire, que je m’insère dans des mouvements sociaux de
plus grande ampleur.

Le regard réflexif sur mon activité me fait percevoir encore mieux la
centralité du travail dans la vie des autres. La pandémie me fait comprendre
encore mieux la puissance créative qui se déploie dans les activités de travail
lorsque les situations les autorisent et les stimulent, lorsque les personnes
intéressées en perçoivent l’utilité sociale et vitale à travers le regard des
autres.

Dans mes échanges d’une grande intensité avec les gens de toute condition,
je vérifie que tout le monde perçoit, avec étonnement et ravissement pour
certain.e.s, que le travail le plus déterminant pour la qualité de nos vies, et
notre survie est souvent le travail le moins considéré, le moins valorisé,
effectué par les personnes les plus exposées au virus.

La hiérarchie des emplois, des travaux, des valeurs, est vraiment une
construction sociale dont il faut interroger en permanence les critères.

Cette prise de conscience collective, dans la lutte contre la pandémie met
les politiques, les pouvoirs établis, dans un terrible inconfort. Car leurs
savoirs de référence, leurs normes et leurs valeurs, qui irriguent leur propre
activité politique apparaissent souvent obsolètes et à côté du réel, du travail
qui se fait, des collectifs qui se construisent.

La plus grande révélation de cette période et de la lutte contre la
pandémie, c’est la capacité des peuples, des gens dans les différents
territoires à se mettre en mouvement collectivement, en s’engageant dans des
activités renouvelées pour affronter des situations inanticipables et
périlleuses.

Au-delà des différents régimes politiques et de leurs façons de gérer la
crise, c’est pour moi l’accumulation et la coordination des activités les plus
microsociales qui ont été déterminantes pour combattre efficacement la
pandémie. Les politiques devraient s’en inspirer pour combattre la crise
sociale et écologique déjà largement amorcée !

Une docteure d’un grand hôpital est interrogée à la télévision. Elle dresse
un tableau de la situation sanitaire du pays, à partir de son expérience. Elle
montre concrètement comment dans cette « aventure humaine
extraordinaire » qu’elle a vécu avec tous ses collègues, sans distinction
hiérarchique de compétences ou de savoirs, ils et elles ont appris très vite à
chambouler très humblement leur façon de travailler ensemble, soignants,
administratifs et autres personnels. Dans ce travail collectif, chaque maillon
est déterminant pour comprendre, diagnostiquer et faire face efficacement aux
situations inédites, improbables, perpétuellement changeantes… Les savoirs,
savoirs scientifiques, savoirs d’expériences, s’accumulent et circulent à une
vitesse incroyable. Chaque citoyen, chaque collectif de professionnels, y ont
accès par des canaux divers, y compris les échanges informels, les médias…
Chacun.e s’en nourrit à sa façon pour régler sa propre conduite, sa propre
activité.

Nous vivons vraiment une expérience humaine extraordinaire qui nous
transforme à vue d’œil…

Pour ma part, depuis mon modeste observatoire de confiné, je me délecte en
transformant ma propre activité, en aiguisant mon regard sur ce qui se passe
dans mon propre corps, chez mes proches, dans divers cercles d’échange, de
réflexion, d’action… C’est ma façon à moi, modestement, d’apporter une pierre
à cette aventure qui touche toute l’humanité et la planète. Cette pandémie est
vraiment un révélateur de la réalité toute crue de la façon dont notre monde
fonctionne et se transforme.

En premier lieu, c’est ma propre activité, ce que je ressens et fais, que je
scrute avec un regard plus aiguisé. Ce besoin de réflexivité accrue sur ce qui
m’arrive me pousse à tenir « mon petit journal de confinement ». Une
façon pour moi de faire exister cette activité personnelle, d’en laisser des
traces, de la savonner, de la dompter en l’enfermant dans des mots, des écrits,
pour qu’elle ne disparaisse pas et qu’elle reste intacte dans ma mémoire. Ce
confinement forcé, devient ainsi un moments de plaisirs variés, d’intenses
activités nouvelles ou renouvelées. Conversations informelles distanciées bien
sûr, au hasard des rencontres, échanges vidéo et téléphoniques, lectures,
émissions télévisées… Tout cela entre en résonance avec mes expériences
passées, les renouvelle et me conduit à de nouvelles intuitions, nouvelles
découvertes… Dans ce mouvement d’introspection de mon activité, l’ergologie
et les travaux de Yves Schwartz  et d’autres ami.e.s
« ergosensibles » me sont d’une grande utilité. C’est un outil
précieux, incomparable pour aiguiser mon regard, comprendre et guider mes
interrogations, mes recherches. Et croiser ainsi le regard des autres,
l’activité de mes semblables.

La centralité de l’activité dans ma propre vie de retraité devient une
évidence incontestable, en lien avec ma santé. C’est bien par mon activité que
j’existe et que je m’insère dans des collectifs divers d’action et de
réflexions, familiaux, amicaux, associatifs, militants… C’est à travers ces
innombrables rencontres actives que je découvre la réalité du monde, que je
participe à sa transformation, à son histoire, que je m’insère dans des
mouvements sociaux de plus grande ampleur.

Le regard réflexif sur mon activité me fait percevoir encore mieux la
centralité du travail dans la vie des autres. La pandémie me fait comprendre
encore mieux la puissance créative qui se déploie dans les activités de travail
lorsque les situations les autorisent et les stimulent, lorsque les personnes
intéressées en perçoivent l’utilité sociale et vitale à travers le regard des
autres.

Dans mes échanges d’une grande intensité avec les gens de toute condition,
je vérifie que tout le monde perçoit, avec étonnement et ravissement pour
certain.e.s, que le travail le plus déterminant pour la qualité de nos vies, et
notre survie est souvent le travail le moins considéré, le moins valorisé,
effectué par les personnes les plus exposées au virus.

La hiérarchie des emplois, des travaux, des valeurs, est vraiment une
construction sociale dont il faut interroger en permanence les critères.

Cette prise de conscience collective, dans la lutte contre la pandémie met
les politiques, les pouvoirs établis, dans un terrible inconfort. Car leurs
savoirs de référence, leurs normes et leurs valeurs, qui irriguent leur propre
activité politique apparaissent souvent obsolètes et à côté du réel, du travail
qui se fait, des collectifs qui se construisent.

La plus grande révélation de cette période et de la lutte contre la
pandémie, c’est la capacité des peuples, des gens dans les différents
territoires à se mettre en mouvement collectivement, en s’engageant dans des
activités renouvelées pour affronter des situations inanticipables et
périlleuses.

Au-delà des différents régimes politiques et de leurs façons de gérer la
crise, c’est pour moi l’accumulation et la coordination des activités les plus
microsociales qui ont été déterminantes pour combattre efficacement la
pandémie. Les politiques devraient s’en inspirer pour combattre la crise
sociale et écologique déjà largement amorcée !

 

 

La mondialisation des mouvements sociaux : une
surprise porteuse d’espoir

 

Aujourd’hui 5 juin, j’ai rendez-vous avec
Christine E. pour nous interviewer mutuellement. C’est la façon dont, à la
dernière réunion du chantier FSP, nous avons décidé collectivement d’élaborer
la contribution du chantier pour le prochain numéro de Regards Croisés.

Je réfléchis à ce que m’inspire mon activité au sein du
chantier. C’est lié à la façon dont je vis cette période de lutte contre la
pandémie de Covid-19.

Je me pose la question de ma légitimité, en tant qu’homme, de
travailler avec des femmes majoritairement, sur un objet de recherche traitant
des rapports entre hommes et femmes. En faisant le lien avec les problématiques
de production des savoirs (dans l’enseignement supérieur et la recherche), et
les problématiques de pouvoir dans ce même milieu. Qu’est-ce qui m’a amené
personnellement à rejoindre ce chantier lancé par quatre femmes chercheuses,
active pour l’une et nouvellement retraitées pour les trois autres.

La question du féminisme m’intéresse depuis déjà quelques
temps. Dans mes recherches sur le travail au sein du chantier travail de
l’Institut de recherche de la FSU, je me suis intéressé avec passion à la
compréhension de l’activité humaine, dont le travail est une forme, plutôt
centrale dans la vie des personnes comme des sociétés. Plus j’avance dans cette
réflexion, plus cette activité, la mienne comme celle de mes semblables,
proches ou moins proches, me semble énigmatique et insondable ; et surtout
incontournable pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Ce monde que
nous transformons, à notre modeste place, tout en nous transformant nous mêmes.
L’ergologie que j’ai beaucoup travaillé, avec des collègues (beaucoup de femmes
notamment) constitue un outil irremplaçable, à côté d’autres. Je mène des
enquêtes sur le réel du travail, à partir de l’écoute de personnes parlant de
leur travail. Les travaux de Yves Schwartz et bien d’autres dans le champ de
l’ergologie, du travail et de l’activité, me sont d’un grand secours pour
mener, penser et réaliser ma propre activité au sein du chantier FSP. Cette
posture « ergo-sensible » étant peu partagée par les autres personnes
actives dans le chantier, c’est très inconfortable pour moi, mais très
excitant. En fait, j’expérimente au sein du chantier une façon personnelle
originale de penser les rapports entre les femmes et les hommes dans un milieu
de travail particulier. Je découvre en avançant dans nos travaux collectifs,
comment une approche de ces rapports, à partir de l’activité humaine, m’aide à
comprendre la réalité : celle des rapports interpersonnels  et des rapports sociaux entre les hommes et
les femmes en situation active. A partir notamment d’enquêtes auprès de
personnes singulières, confrontées à des situations singulières. Bien sûr, cela
alimente des controverses avec mes collègues du chantier. Et ces échanges sont
un peu rudes parfois mais toujours constructifs pour moi. Comment des enquêtes
sur un objet micro-social peut produire des savoirs généralisables à l’échelle
micro-sociale. Ces controverses m’aident à comprendre comment les autres se
construisent leur propre point de vue sur l’activité des gens. Ce qui me
passionne dans la phase actuelle c’est d’observer comment nous allons ensemble
construire des façons de voir et de comprendre les rapports hommes-femmes,
relativement pertinentes et partagées. Des entités explicatives qui fassent
sens pour toutes et tous. Comment nous allons faire émerger à partir de nos
enquêtes, de nos lectures diverses, de nos échanges, des savoirs nouveaux
utiles notamment pour l’activité et l’action syndicales, dans une perspective
de transformation sociale. Rien n’est joué d’avance. Nous avançons pas à pas,
ensemble.

Dans ces conditions, je ne me pose plus la question de ma
légitimité dans ce chantier, mais celle de mon apport personnel et ma façon de
faire comprendre aux autres mon propre point de vue. Et pour faire comprendre
ma vision, je dois comprendre celles de mes interlocuteurs et interlocutrices,
différentes sans être antagonistes. C’est ainsi que l’on produit un collectif
productif.

L’activité que je mène au sein du chantier FSP est reliée aux
autres activités, à la fois différentes et proches, que je conduis dans
d’autres chantiers : le chantier travail de l’Institut, le groupe
d’animation des ATD, l’association Travail et Politique, etc. Dans ces
collectifs de réflexions et d’actions, j’utilise le fil conducteur de
l’activité, de la représentation que je me suis construite de l’activité.
J’expérimente les différents usages possibles de ce concept, dans des
expériences différentes. C’est surtout la dimension politique de l’activité
humaine qu’il me plaît de travailler, en lien avec la recherche de nouvelles
formes de démocratie dans le travail et à partir du travail. C’est ma façon de
déboucher par divers chemins sur la transformation du travail syndical ou de
l’activité politique. Cette dernière problématique émerge du chantier FSP, à
partir de l’observation des mouvements féministes. Elle nous projette dans le
champ du politique ; celle d’un autre monde possible à construire, à
partir de l’analyse partagée de ce qui nous arrive aujourd’hui, en pleine
période de pandémie.

Cette rencontre inattendue entre mon activité au sein du
chantier et de l’activité brûlante du moment, pleine aussi de surprises est un
puissant stimulant pour notre réflexion commune. En tirant le fil
« politique » de l’activité humaine, de sa dimension transformatrice
pour les personnes et pour les sociétés, je débouche sur l’expérience politique
extraordinaire que je suis en train de vivre avec l’humanité tout entière, dans
la lutte contre la pandémie de Covid-19. Tout cela est lié et se relie à ma
propre histoire. Mes parents étaient enfants lors de la première guerre
mondiale où mes grands-parents étaient engagés. Mon père a été engagé dans la
phase de « la drôle de guerre » de la deuxième guerre mondiale,
durant laquelle je suis né. Toute ma famille a vécu avec le reste du monde les
conséquences de cette guerre et la reconstruction de l’autre monde qu’elle a
fait accoucher.

Pour les gens de ma génération, notre conscience politique
comme citoyens du monde s’est forgée dans notre participation/opposition et
notre positionnement politique par rapport à la guerre d’Algérie, la guerre du
Viet-Nam, les guerres de libération contre le colonialisme et l’impérialisme
américain, la guerre froide… Ce sont ces guerres  qui travaillaient et divisaient l’humanité
sur toute la planète.

Aujourd’hui nous faisons face au virus sorti il y a quelques
mois d’on ne sait où et qui a envahi à une vitesse incroyable toutes les
régions de la planète. L’humanité est engagée, sans l’avoir anticipé, dans une
action solidaire qui traverse les frontières et qui s’ancre en même temps sur
chaque territoire. Cette catastrophe sanitaire, sociale et écologique rassemble
aujourd’hui l’humanité entière, pour sa propre survie et celle de la planète.
Au lieu de la diviser, elle la rassemble. Dans cette lutte solidaire pour la
vie et non pas pour la mort comme dans les guerres, chaque personne s’engage de
tout son corps par son activité et son travail. Et on voit bien que chaque
activité singulière dépasse le seul horizon personnel. Elle s’insère dans des
collectifs territoriaux et sociaux bien plus larges. On constate aussi que les
sphères politiques dans tous les pays ont été dépassés et le sont toujours,
dans la gestion politique de la pandémie. Elles ont eu beaucoup de mal à la
voir venir, à en mesurer l’ampleur et le danger, et surtout à construire les
mesures et solutions politiques adéquates. Heureusement, à l’image des
personnels de santé, les collectifs de travail attelés à des activités de soin
aux autres personnes (activités du care) n’ont pas attendu les directives d’en
haut. Ils et elles ont tout de suite mesuré, avec l’arrivée des personnes
contaminées dans les centres de soin, qu’après la Chine, c’est toute la planète
qui faisait face à un danger mortel sans précédent. C’est à ce moment là que le
fossé s’est élargi subitement entre les populations, les citoyens dans toutes
les régions du monde, et leurs responsables politiques au plus haut niveau. Ces
politiques, du haut de leur niveau, de leur pouvoir, étaient aveuglés par leur
système de normes et de valeurs. Et il fut clair pour tout le monde, sauf pour
les premiers intéressés, que ce système inhumain, tourné exclusivement vers les
valeurs du profit financier « à tout prix » avait ouvert des
boulevards à la propagation vertigineuse du virus, en détruisant les systèmes
sanitaires, les systèmes de prévention, de protection sociale, de préservation
du vivant… Aujourd’hui, avec la pandémie qui n’est toujours pas résorbée,
avec la crise sociale et le creusement abyssal des inégalités, la crise
économique et financière, et le virus financier qui continue à faire des
ravages, la crise écologique qui malmène la vie sous toutes ses formes :
humaine, animale et végétale, on mesure la nécessité urgente, cruciale, de
changer de cap dans le travail politique, le travail des politiques dont la
préoccupation essentielle semble de s’accrocher à leur pouvoir ou de chasser
celles et ceux qui le détiennent, afin de continuer le sale boulot, dans la
même direction, ou pire.

Mais que faire ? C’est la question qui alimente les
réflexions, les conversations de ceux et celles que je fréquente, que j’écoute,
avec qui je mène mes activités quotidiennes, y compris et surtout dans les
chantiers FSP, ATD, le chantier travail de l’Institut de recherche de la FSU…
Et dans toutes ces activités, je rencontre des gens qui procèdent à une analyse
aussi lucide que possible de la situation réelle, à leur échelle comme à
l’échelle du pays ou de la planète. Tout cela est lié car c’est à partir des
activités, celles qui font vivre et font vivre les autres en même temps, que
chacun.e fait un diagnostic de cette situation réelle. Et dans tous ces
échanges qui se tissent sur toute la planète, dans tous les lieux de vie et de
travail, c’est déjà un autre monde qui se construit, en prise avec le réel,
avec les débats de normes et de valeurs qui irriguent ce tissus d’activités
micro-sociales. Pour apprendre et comprendre ce qui nous arrive et où on va, il
faut écouter, écouter encore, écouter toujours et en faire une bonne matière à
travailler. C’est, selon le point de vue ergologique, ce tissu d’enchevêtrement
des activités humaines à la fois singulières et reliées entre elles par des
fils invisibles, qui fait histoire et société au niveau micro-social, comme à
celui de la planète. On voit bien que la lutte contre la pandémie est une
démonstration lumineuse de cette réalité, pour peu qu’on y réfléchisse et qu’on
se donne une représentation de tout ce qui se trame dans l’activité humaine.

Pendant que j’écris ces pages de mon journal, l’actualité
immédiate fournit une autre démonstration de ces processus encore plus
éclatante et plus surprenante. Les réactions populaires aux images diffusées
dans le monde entier, du meurtre de Georges Floyd sont en train de construire à
l’échelle de la planète, comme une traînée de poudre, un mouvement planétaire
de protestation contre le racisme sous toutes ses formes, en particulier les
violences policières.

Comme le dit Christian Delage, dans Le Monde du 3 juin
2020 : « Dans les images de la mort de Georges Floyd, il y a une
forme de déshumanisation de l’autre, qui est insupportable ». Ce que je
trouve extraordinaire, c’est la réaction du peuple américain et des autres
peuples de la planète. Les manifestations dans les villes américaines,
jusqu’aux portes de la Maison Blanche, les images de Trump retranché dans son
bunker, me procurent un plaisir immense. Pour comprendre que ce ne sont pas les
gesticulations des « grands hommes » qui font l’histoire, il faut
vraiment être aveuglé (par quoi?) sur tout ce qui se trouve dans l’activité
humaine des gens de toute condition, de tout genre, de toutes les couleurs…

Déjà, depuis novembre 2018 en France, nous nous sommes
laissés surprendre, les militants syndicaux et/ou politiques de gauche, comme
les autres, par le mouvement des gilets jaunes. Un mouvement d’une puissance et
d’une intelligence  politique et
collective insoupçonnée. Un mouvement hors normes établies, mais porteur de
normes et de valeurs (d’égalité, de fraternité et de justice) où les femmes
étaient en pointe. Une prise de possession symbolique des territoires, à
travers les ronds-points. Une mise en visibilité politique à travers les gilets
jaunes, des citoyens mis en invisibilité et méprisés par les médias et
détenteurs du pouvoir etc… et qui faisait aussi écho à d’autres mouvements
populaires semblables sur l’ensemble de la planète… comme dans notre histoire
nationale. Pour moi, cela fait aussi écho au mouvement féministe sous des formes
variées, invisibles et micro-sociales et qui lui aussi envahit la planète, en
dehors des institutions et pouvoirs institués.

Et cela me ramène, en ce dimanche 7 juin, à
notre chantier FSP, une petite goutte d’eau sur notre planète, mais qui anime
et passionne quelques bipèdes parmi les milliards d’autres qui agissent et
réagissent à leur façon, autour de nous et sur notre planète… Le fil rouge
qui, selon ma vision très singulière, mais sans doute partagée (?), c’est
qu’aujourd’hui encore, plus qu’hier, chaque être humain aspire à se voir
reconnaître pour tous ses semblables, dans son humanité, au plus profond de son
être et de sa singularité, au delà de ses apparences de genre, de couleur, de
condition sociale…

Et pour revenir à nos interviews croisées au sein du chantier
FSP, je repense à une réflexion d’Hélène Gispert dans son interview :
« à un moment de notre travail ensemble dans le chantier, j’ai senti qu’on
partageait une culture commune ». Et si on s’interrogeait ensemble sur le
contenu de cette culture commune, la façon dont on la nourrit, ce qu’elle
produit en termes de savoirs, de valeurs, en quoi elle participe de la
construction d’un monde commun… on toucherait certainement le cœur de
l’activité collective du chantier ! On en discutera sans doute lors de
notre prochaine réunion du chantier le 16 juin.

 

Rencontre de rencontres au sein du SNES, pour
discuter du travail syndical sur le travail

 

Mardi 9 ou mercredi 10 juin, nous avons rendez-vous à
quelques uns par vidéo-conférence.

Cette rencontre improbable, il y a encore quelques jours,
s’est tramée à travers une série de rencontres imprévues. C’est un échange
téléphonique entre Eric B. et Yannick L. qui en a arrêté la date et le
principe.

Au cours de la réunion du secteur technique du SNES du 7 mai,
la proposition d’Eric de travailler ensemble au sein du secteur technique sur
l’activité des professeurs de lycées techniques pendant le confinement reçoit
un accueil plutôt froid. A part nous deux, personne n’en voit l’intérêt pour le
travail syndical. Eric a été clair, mais personne n’arrive à se représenter ce
que cela pourrait apporter à la connaissance syndicale du travail et de
l’activité. Et au delà, pointe une angoisse : cette connaissance et cette
exploration du réel du travail, ne risquent-elles pas d’interroger nos
pratiques et nos façons de faire le travail syndical ? Sylvie O. suggère
de prendre contact avec le groupe métier du SNES, qui travaille aussi sur le
travail. J’appuie la proposition en pensant à la rencontre récente et très constructive
entre le chantier travail de l’Institut de recherche de la FSU et les membres
du groupe métier du SNES dont Yannick L.

En janvier dernier, dans le cadre des ATD, après une
rencontre entre Thomas C. et Yannick L., ce dernier m’a contacté et envoyé les
programmes des stages du groupe métier du SNES sur le travail.

A ce moment au sein des ATD, dans le cadre de la préparation
d’une initiative publique en mars, nous avons des échanges très vifs. Comme ce
mercredi 8 janvier où se tient une visio-conférence « Zoom ». D’un
côté, des femmes en majorité défendent l’idée de partir de nos propres enquêtes
sur le travail réel, l’activité pour construire une autre façon de concevoir le
travail politique, la démocratie… D’un autre côté, des hommes en majorité qui
s’accrochent à une conception plus traditionnelle du débat politique à partir
d’une analyse macro-sociale très éloignée du travail et de l’activité réelle au
sein des collectifs de terrain.

Pour ma part, j’espère pouvoir m’appuyer sur un travail d’enquête
réalisé au sein du SNES auprès des enseignant.e.s des collèges et lycées.

En ce début juin, nous disposons de plusieurs récits
d’activité de professeurs pendants le confinement.

Comment allons-nous les travailler ensemble dans un cadre
syndical ? Et pourquoi faire, syndicalement parlant ? J’ai contacté
Marie-Hélène L. et Gérard G. du chantier travail qui sont intéressés. De
nouvelles perspectives s’ouvrent après ces rencontres de rencontres !

 

(À suivre).

*BIBLIOGRAPHIE :

  • BAUNAY, Y. (sous la direction de). 2007. « Changer le travail, changer la vie », Nouveaux regards, Revue de l’institut de recherche de la FSU, 37-38, [en ligne] http://institut.fsu.fr/Dossier-changer-le-travail-changer,397.html.
  • BAUNAY, Y. (sous la direction de). 2010. « Travail et syndicalisme », Nouveaux regards, Revue de l’institut de recherche de la FSU, 50, [en ligne] http://institut.fsu.fr/-La-revue-no50-.html.
  • BAUNAY, Y. 2012. « Mettre le travail au cœur de la démocratie, une autre façon de faire de la politique », dans G. Yovan (sous la direction de), Travail et démocratie. Points d’interrogation ?, Paris, Éditions Les périphériques vous parlent, 187-198.
  • BAUNAY, Y. 2013. « Le travail réel : une source ou une ressource pour l’activité syndicale ? Rencontre avec Jean-Philippe Kunegel », Ergologia, revue de la Société internationale d’ergologie, 10, 183-207.

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