Les applaudissements se sont tus. Les acclamations que les gens adressaient depuis leurs balcons, au printemps 2020, rendaient certes hommage à l’abnégation des soignants mais sans doute aussi au service public hospitalier. Depuis, le COVID a continué de galoper et le service public de l’hôpital, porté à bout de bras par ses médecins, infirmiers, aides-soignants, agents, secrétaires, a révélé, s’il en était besoin, la misère et la désorganisation dans laquelle l’a plongé la marchandisation des soins. Aujourd’hui, les héros sont fatigués : ils tombent eux aussi malades et beaucoup, épuisés, écœurés choisissent de quitter l’hôpital.
Anne-Claire est de ceux-là. Elle était infirmière aux urgences à l’hôpital Bicêtre. La première raison qu’elle a invoquée pour expliquer son départ vers un laboratoire d’analyses médicales privé est le manque de considération de la part de la hiérarchie et des décideurs politiques envers les personnels infirmiers et aides-soignants du service où elle exerçait.
Ce sentiment de non-reconnaissance s’est doublé du sentiment d’être méprisée lorsque les autorités se sont attribué le projet d’amélioration du service et sont venues l’inaugurer sans convier les infirmiers et aides-soignants qui en étaient les auteurs.
« Ce que ces responsables ont oublié, c’est que le projet qu’ils venaient inaugurer en grande pompe avait été pensé et écrit par les infirmiers et aides-soignants depuis 2015, qu’il avait été validé par les médecins en 2016 et que, depuis cette date, il était resté bloqué à l’ARS. Il avait fallu la grève des urgences de 2019 pour voir les décideurs sortir le projet de l’oubli en espérant calmer le mécontentement des soignants qui refusaient de tolérer que des patients meurent oubliés sur des brancards. »
Par la suite, le projet, aussi beau soit-il, n’a pas bénéficié des moyens qui lui auraient permis de fonctionner.
Ainsi, la situation dramatique dans laquelle se trouvent les urgences de l’hôpital s’englue dans un cercle vicieux :
– le projet de soins des acteurs de terrain n’est pas en adéquation avec le projet économique des décideurs
– les acteurs de terrain, méprisés, ne sont pas mobilisés à bon escient
– les moyens matériels pour le fonctionnement souhaité par les soignants ne sont pas alloués
– la qualité des soins se dégrade
– plus la qualité des soins se dégrade, plus le sentiment d’impuissance et de déclassement s’accentue, moins le projet de soins des acteurs de terrain est en adéquation avec celui des décideurs…
– etc.
À cela, s’ajoute l’humiliation d’être confrontés aux regards et aux reproches des patients dont infirmiers et aides-soignants n’ont pas pu s’occuper correctement :
« Combien de fois, pressés de toute part et par souci d’efficacité, nous ne répondons pas aux patients qui appellent. À la fin, on finit par baisser la tête quand on passe dans les couloirs. »
Ces reproches peuvent être muets. Ils peuvent aussi dégénérer en violence :
« Cela crée des situations un peu explosives avec les familles ou avec les patients eux-mêmes. C’est un facteur de tension. En retour, cette violence institutionnelle peut être à l’origine d’agressions dont nous sommes parfois victimes. »
Pour couronner le tout, cette situation dysfonctionnante s’enkyste dans une bureaucratisation qui accouche de décisions délirantes :
« On va mettre des petites lumières bleues pour ne pas éblouir les gens entassés dans les couloirs. Ça va coûter un fric fou… et on continuera à manquer de brancards en état de fonctionner. […] Et les soignants, qui auront besoin de voir ce qu’ils font, rallumeront les néons… »
La dernière raison invoquée n’est sans doute pas la moindre : les soignants sont mal payés et leurs conditions de travail sont mauvaises.« Je travaille maintenant dans un laboratoire d’analyses médicales. Je prélève des patients en clinique et je gère également la partie recrutement du laboratoire. J’ai gardé le contact avec les patients, j’ai des horaires convenables et je suis bien mieux payée. Je ne regrette pas mon départ. »
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